28/11/2012 - 15:41
« Je vous aime beaucoup, c’est pourquoi nous sommes ici »
GOMA (R.D. du Congo) - « Le M23 n’a pas l’intention d’entrer dans la ville de Goma », m’assurait le lieutenant-colonel Vianney Kazarama, le porte-parole des rebelles, le 18 novembre.
Nous nous trouvions alors à Kibati, une autre ville du Kivu, la région de l’est de la République démocratique du Congo dévastée par la guerre. Arrivant du Rwanda, j’étais entré dans le pays quelques heures plus tôt, dans la zone contrôlée par le gouvernement. Je m’étais ensuite rendu plus au nord, jusqu’au secteur contrôlé par la rébellion.
Trois jours plus tard, Kazarama prenait la parole devant des milliers de personnes massées dans le stade de football de Goma (photo ci-dessous). « Goma, bonjour ! Je suis un des vôtres. Je vous aime beaucoup, c’est pourquoi je suis ici », lançait-il à la foule en swahili.
Je n’en croyais pas mes yeux. Goma, ville stratégique, est régulièrement menacée par les diverses milices. Mais c’était la première fois qu’elle tombait depuis quatorze ans.
C’est la veille du discours de Kazarama que j’avais réalisé que les rebelles étaient entrés dans la ville. Cela s’est passé alors que je conduisais en direction de l’aéroport délabré de la ville. Cent mètres après avoir dépassé un groupe de soldats gouvernementaux qui traînaient dans les parages, j’ai aperçu une douzaine de rebelles qui marchaient vers le sommet d’une côte (photo ci-dessous). Les premiers coups de feu ont claqué. J’ai compris que j’étais coincé entre les deux camps. J’ai rebroussé chemin pour retourner à l’arrière des lignes gouvernementales.
La désinformation est la règle en R.D. Congo et la rébellion de fait pas exception à cette pratique. Coups de téléphone, textos et tweets m’annonçaient, souvent prématurément, la chute des villages qui se succèdent sur la route de Goma. Pour vérifier la moindre information, il faut se déplacer et aller voir sur place. Ce qui, en R.D. Congo, signifie passer des heures à zigzaguer à travers les zones de conflit tenues par l’une ou l’autre des milices le long de routes défoncées.
On ne sait jamais qui va se mettre en tête de vous bloquer. En juillet, un soldat gouvernemental ivre a commencé à nous tirer dessus alors que nous revenions des lignes rebelles. Il y a seulement quelques jours, j’ai été frappé à coups de pied par un rebelle « Maï-Maï » très énervé pendant que j’essayais de franchir un poste de contrôle pour rejoindre l’armée régulière qui battait en retraite.
L’essentiel, c’est le timing. J’ai sauté dans un avion un samedi soir et je suis arrivé à Goma alors que le M23 était en train de marcher sur la ville. Le dimanche soir, les rebelles avaient avancé jusque dans la banlieue de la ville et provoqué, rien que dans une des villes conquises, la fuite de 60.000 personnes, dont la plupart avaient déjà été déplacées par le conflit au cours des mois précédents.
Le mardi, la ville était aux mains du M23. Malgré les assurances des Nations unies qu’elle ne laisserait jamais tomber Goma.
En mai, j’écoutais le commandant de la force de l’ONU assurer aux habitants de Bunagana, à la frontière ougandaise, qu’il ne laisserait pas le M23 prendre la ville. En juillet, je constatais que l’ONU et les forces gouvernementales avaient été remplacées par les rebelles, et que la plupart des habitants avaient fui dans un camp de réfugiés en Ouganda.
Le mardi, après une matinée d’échanges de tirs entre le M23 et l’armée, le conflit a marqué un tournant. Les balles sifflaient au-dessus de moi pendant que je circulais sur une des principales artères de la ville, et les quelques habitants qui avaient osé rester se terraient chez eux. Deux véhicules blindés des Nations unies roulaient dans la rue. Huit minutes plus tard, si j’en crois les heures auxquelles ont été prises mes photos, la première colonne rebelle la descendait.
J’ai remonté la rue pour aller à leur rencontre. En me rapprochant, je brandissais mon appareil photo en l’air, n’étant pas sûr de leur réaction face à un journaliste prenant des images. J’ai souvent été confronté aux manifestations d’agressivité de soldats dès qu’on pointe un objectif vers eux.
Comme ils ne me criaient pas de dégager, j’ai prudemment porté mon viseur à mon œil. L’indifférence qu’ils ont manifestée lorsque j’ai appuyé pour la première fois sur le déclencheur m’a procuré une sensation de soulagement à la limite de l’euphorie. Je me suis rapidement rapproché, j’ai changé d’objectif, et j’ai pris les premières photos du M23 à Goma.
Ils avançaient en file indienne, passant sous le nez des casques bleus impuissants dans leurs blindés. Ils ont marché jusqu’au poste-frontière avec le Rwanda. J’ai été impressionné par leur détermination et leur discipline. Ils regardaient droit devant, et marchaient au pas.
Après avoir pris plusieurs images de leur passage, j’ai couru jusqu’à la tête de leur colonne tout en téléphonant au chef du bureau de l’AFP à Kinshasa, la lointaine capitale de la R.D. Congo. « Pierre, lui ai-je dit, ils sont dans le centre-ville et ils sont en chemin vers la frontière rwandaise ».
Les quelques civils encore présents dans les rues les acclamaient, probablement plus par peur des représailles que de joie de voir leur ville conquise. Quelques minutes plus tard, je marchais avec les rebelles sur les rives du lac Kivu, la perle naturelle de la région (photo ci-dessus).
Le M23 était entré dans la ville par le nord. Ils étaient maintenant arrivés à sa limite sud.
Dans les heures qui ont suivi, ils ont pris le contrôle d’un district après l’autre. La bataille s’est déplacée vers l’ouest, par où se retirait l’armée gouvernementale.
Comme d’habitude, les combats ont fait leur lot de victimes civiles. Dans un seul hôpital, j’ai dénombré 37 blessés par balles ou par du shrapnel. Kakule Elie, 12 ans (photo ci-dessus), était couché dans un lit, son bras gauche en moins. Il avait été touché par une balle, sans que l’on sache lequel des deux camps l’avait tirée, et avait été amputé juste en dessous de l’épaule. Il se rappellera certainement tout le reste de sa vie du jour où Goma est tombée. Pendant ce temps-là, les rebelles sillonnaient la ville en voiture en célébrant leur victoire.
En assistant à la harangue du lieutenant-colonel Kazarama, le lendemain dans le stade de football, je me suis souvenu de ce que signifie mon métier : être le témoin de la marche de l’histoire. Mais pendant que les rebelles se réjouissaient, des civils payaient, de par leur deuil, le prix de leur avancée. Dans le district de Ndosho, à la limite ouest de la ville, un tank abandonné gisait sur le bord d’une route. Devant les magasins aux devantures criblées de balles, la foule se massait autour de quatre cadavres.
Un homme sanglotait (photo ci-dessous). Il s’appelait Lokuli Loleko Prince et venait de découvrir le corps de son père, un médecin militaire. Lokuli avait appris sa mort la veille au soir. Pendant des heures, il avait parcouru les morgues et les hôpitaux de la ville, et commençait à se dire qu’il ne retrouverait jamais le corps. Et puis, il avait vu la foule à Ndosho, il s’était approché, et il avait aperçu le corps brûlé de son père qui gisait sur le sol.
Le jour d’après, j’étais dans la ville de Sake, à 26 km de Goma, sur la route qu’avait empruntée l’armée dans sa fuite. Tout à coup, brisant le calme relatif, les balles et les obus de mortier se sont mis à pleuvoir. L’armée contre-attaquait, et la ville s’est vidée en quelques minutes. J’ai pris frénétiquement des photos, et j’ai battu en retraite quand les derniers rebelles ont sauté dans une jeep et se sont repliés en trombe.
Au Congo, les lignes de front sont éternellement mouvantes. J’ai assisté à beaucoup de déplacements de population dans ce pays, mais jamais de l’ampleur de l’exode de Sake. La route vers Mugunga, un camp pour réfugiés, était bondée de mères et d’enfants, de familles s’agrippant aux dérisoires possessions qu’elles avaient pu emporter dans leur fuite, de gamins guidant des chèvres. Pendant des kilomètres et des kilomètres, elles emplissaient le chemin, accablées par la nécessité de survivre sans foyer (photo ci-dessous).
Des dizaines de milliers de personnes s’étaient lancées sur la route. Pendant que les réfugiés s’agglutinaient à Mugunga, les cadavres s’amoncelaient à Sake. En retournant là-bas, le lendemain, j’ai vu des gens en fuite marcher le long des corps des soldats qui avaient déclenché l’exode. Entre la nouvelle vague de propagande lancée par le M23 et la crainte qu’inspire à la population l’armée gouvernementale, il est difficile de prédire quand ce cycle de violence et d’exodes se terminera enfin.
copy http://www.afp.com
« Je vous aime beaucoup, c’est pourquoi nous sommes ici »
Par Phil MOORE
AFP / Phil Moore
GOMA (R.D. du Congo) - « Le M23 n’a pas l’intention d’entrer dans la ville de Goma », m’assurait le lieutenant-colonel Vianney Kazarama, le porte-parole des rebelles, le 18 novembre.
Nous nous trouvions alors à Kibati, une autre ville du Kivu, la région de l’est de la République démocratique du Congo dévastée par la guerre. Arrivant du Rwanda, j’étais entré dans le pays quelques heures plus tôt, dans la zone contrôlée par le gouvernement. Je m’étais ensuite rendu plus au nord, jusqu’au secteur contrôlé par la rébellion.
Trois jours plus tard, Kazarama prenait la parole devant des milliers de personnes massées dans le stade de football de Goma (photo ci-dessous). « Goma, bonjour ! Je suis un des vôtres. Je vous aime beaucoup, c’est pourquoi je suis ici », lançait-il à la foule en swahili.
Je n’en croyais pas mes yeux. Goma, ville stratégique, est régulièrement menacée par les diverses milices. Mais c’était la première fois qu’elle tombait depuis quatorze ans.
AFP / Phil Moore
C’est la veille du discours de Kazarama que j’avais réalisé que les rebelles étaient entrés dans la ville. Cela s’est passé alors que je conduisais en direction de l’aéroport délabré de la ville. Cent mètres après avoir dépassé un groupe de soldats gouvernementaux qui traînaient dans les parages, j’ai aperçu une douzaine de rebelles qui marchaient vers le sommet d’une côte (photo ci-dessous). Les premiers coups de feu ont claqué. J’ai compris que j’étais coincé entre les deux camps. J’ai rebroussé chemin pour retourner à l’arrière des lignes gouvernementales.
La désinformation est la règle en R.D. Congo et la rébellion de fait pas exception à cette pratique. Coups de téléphone, textos et tweets m’annonçaient, souvent prématurément, la chute des villages qui se succèdent sur la route de Goma. Pour vérifier la moindre information, il faut se déplacer et aller voir sur place. Ce qui, en R.D. Congo, signifie passer des heures à zigzaguer à travers les zones de conflit tenues par l’une ou l’autre des milices le long de routes défoncées.
On ne sait jamais qui va se mettre en tête de vous bloquer. En juillet, un soldat gouvernemental ivre a commencé à nous tirer dessus alors que nous revenions des lignes rebelles. Il y a seulement quelques jours, j’ai été frappé à coups de pied par un rebelle « Maï-Maï » très énervé pendant que j’essayais de franchir un poste de contrôle pour rejoindre l’armée régulière qui battait en retraite.
AFP / Phil Moore
L’essentiel, c’est le timing. J’ai sauté dans un avion un samedi soir et je suis arrivé à Goma alors que le M23 était en train de marcher sur la ville. Le dimanche soir, les rebelles avaient avancé jusque dans la banlieue de la ville et provoqué, rien que dans une des villes conquises, la fuite de 60.000 personnes, dont la plupart avaient déjà été déplacées par le conflit au cours des mois précédents.
Le mardi, la ville était aux mains du M23. Malgré les assurances des Nations unies qu’elle ne laisserait jamais tomber Goma.
En mai, j’écoutais le commandant de la force de l’ONU assurer aux habitants de Bunagana, à la frontière ougandaise, qu’il ne laisserait pas le M23 prendre la ville. En juillet, je constatais que l’ONU et les forces gouvernementales avaient été remplacées par les rebelles, et que la plupart des habitants avaient fui dans un camp de réfugiés en Ouganda.
AFP / Phil Moore
Le mardi, après une matinée d’échanges de tirs entre le M23 et l’armée, le conflit a marqué un tournant. Les balles sifflaient au-dessus de moi pendant que je circulais sur une des principales artères de la ville, et les quelques habitants qui avaient osé rester se terraient chez eux. Deux véhicules blindés des Nations unies roulaient dans la rue. Huit minutes plus tard, si j’en crois les heures auxquelles ont été prises mes photos, la première colonne rebelle la descendait.
J’ai remonté la rue pour aller à leur rencontre. En me rapprochant, je brandissais mon appareil photo en l’air, n’étant pas sûr de leur réaction face à un journaliste prenant des images. J’ai souvent été confronté aux manifestations d’agressivité de soldats dès qu’on pointe un objectif vers eux.
AFP / Phil Moore
Comme ils ne me criaient pas de dégager, j’ai prudemment porté mon viseur à mon œil. L’indifférence qu’ils ont manifestée lorsque j’ai appuyé pour la première fois sur le déclencheur m’a procuré une sensation de soulagement à la limite de l’euphorie. Je me suis rapidement rapproché, j’ai changé d’objectif, et j’ai pris les premières photos du M23 à Goma.
Ils avançaient en file indienne, passant sous le nez des casques bleus impuissants dans leurs blindés. Ils ont marché jusqu’au poste-frontière avec le Rwanda. J’ai été impressionné par leur détermination et leur discipline. Ils regardaient droit devant, et marchaient au pas.
AFP / Phil Moore
Après avoir pris plusieurs images de leur passage, j’ai couru jusqu’à la tête de leur colonne tout en téléphonant au chef du bureau de l’AFP à Kinshasa, la lointaine capitale de la R.D. Congo. « Pierre, lui ai-je dit, ils sont dans le centre-ville et ils sont en chemin vers la frontière rwandaise ».
Les quelques civils encore présents dans les rues les acclamaient, probablement plus par peur des représailles que de joie de voir leur ville conquise. Quelques minutes plus tard, je marchais avec les rebelles sur les rives du lac Kivu, la perle naturelle de la région (photo ci-dessus).
AFP / Phil Moore
Le M23 était entré dans la ville par le nord. Ils étaient maintenant arrivés à sa limite sud.
Dans les heures qui ont suivi, ils ont pris le contrôle d’un district après l’autre. La bataille s’est déplacée vers l’ouest, par où se retirait l’armée gouvernementale.
Comme d’habitude, les combats ont fait leur lot de victimes civiles. Dans un seul hôpital, j’ai dénombré 37 blessés par balles ou par du shrapnel. Kakule Elie, 12 ans (photo ci-dessus), était couché dans un lit, son bras gauche en moins. Il avait été touché par une balle, sans que l’on sache lequel des deux camps l’avait tirée, et avait été amputé juste en dessous de l’épaule. Il se rappellera certainement tout le reste de sa vie du jour où Goma est tombée. Pendant ce temps-là, les rebelles sillonnaient la ville en voiture en célébrant leur victoire.
AFP / Phil Moore
En assistant à la harangue du lieutenant-colonel Kazarama, le lendemain dans le stade de football, je me suis souvenu de ce que signifie mon métier : être le témoin de la marche de l’histoire. Mais pendant que les rebelles se réjouissaient, des civils payaient, de par leur deuil, le prix de leur avancée. Dans le district de Ndosho, à la limite ouest de la ville, un tank abandonné gisait sur le bord d’une route. Devant les magasins aux devantures criblées de balles, la foule se massait autour de quatre cadavres.
Un homme sanglotait (photo ci-dessous). Il s’appelait Lokuli Loleko Prince et venait de découvrir le corps de son père, un médecin militaire. Lokuli avait appris sa mort la veille au soir. Pendant des heures, il avait parcouru les morgues et les hôpitaux de la ville, et commençait à se dire qu’il ne retrouverait jamais le corps. Et puis, il avait vu la foule à Ndosho, il s’était approché, et il avait aperçu le corps brûlé de son père qui gisait sur le sol.
AFP / Phil Moore
Le jour d’après, j’étais dans la ville de Sake, à 26 km de Goma, sur la route qu’avait empruntée l’armée dans sa fuite. Tout à coup, brisant le calme relatif, les balles et les obus de mortier se sont mis à pleuvoir. L’armée contre-attaquait, et la ville s’est vidée en quelques minutes. J’ai pris frénétiquement des photos, et j’ai battu en retraite quand les derniers rebelles ont sauté dans une jeep et se sont repliés en trombe.
Au Congo, les lignes de front sont éternellement mouvantes. J’ai assisté à beaucoup de déplacements de population dans ce pays, mais jamais de l’ampleur de l’exode de Sake. La route vers Mugunga, un camp pour réfugiés, était bondée de mères et d’enfants, de familles s’agrippant aux dérisoires possessions qu’elles avaient pu emporter dans leur fuite, de gamins guidant des chèvres. Pendant des kilomètres et des kilomètres, elles emplissaient le chemin, accablées par la nécessité de survivre sans foyer (photo ci-dessous).
Des dizaines de milliers de personnes s’étaient lancées sur la route. Pendant que les réfugiés s’agglutinaient à Mugunga, les cadavres s’amoncelaient à Sake. En retournant là-bas, le lendemain, j’ai vu des gens en fuite marcher le long des corps des soldats qui avaient déclenché l’exode. Entre la nouvelle vague de propagande lancée par le M23 et la crainte qu’inspire à la population l’armée gouvernementale, il est difficile de prédire quand ce cycle de violence et d’exodes se terminera enfin.
Nenhum comentário:
Postar um comentário