2002-2014 : Voyage en terres frontistes


2002-2014, voyage en terres frontistes

Marine Le Pen apparaît comme la figure providentielle dans des territoires sinistrés (meeting à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, en 2012).

En douze ans, les électeurs du Front National sont passés du mutisme au soutien en public. Enquête sur la mue du vote frontiste.
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    En 2007, 75 convives assistent au "dîner patriotique" de Bruno Gollnisch, à Auxerre. Sécurité et immigration restent les thèmes de prédilection du FN.

    Aller à la rencontre des électeurs du Front national est un voyage en terra incognita et un retour aux sources. C'est revenir au pays d'enfance, dans des lieux qui ressemblent comme deux gouttes d'eau à ceux où on a vécu. C'est se replonger dans ce terreau de petites gens où on a poussé, avant d'en être arraché par les hasards de la vie. C'est retrouver un vocabulaire, des formules, un ton qui sont une empreinte sociale, autant qu'un vêtement, et bien plus qu'un compte en banque.

    A la fin du siècle dernier, des études dans la grande ville voisine, un exil parisien, des tonnes de reportages au long cours nous avaient éloigné de cette France-là. On y passait et repassait avec un immense plaisir, le temps d'un week-end familial ou d'une visite amicale. Mais ce n'était pas la même chose.
    « ICI, C'EST UN PEU MORT »
    On était devenu un touriste mêlant nostalgie et suffisance. On trouvait même l'endroit de plus en plus coquet – peu importe son nom, il vaut pour mille autres. Le centre-ville s'était bonifié, avec ses rues piétonnes pleines de boutiques franchisées, ses cafés-terrasses et ses vieilles pierres décapées ou recrépies pour attirer les touristes. Chaque fois, il y avait de nouveaux pavillons à la périphérie et une nouvelle grande enseigne à l'entrée de la ville, Leclerc, Roche-Bobois, Gamm vert, avec des voitures neuves sur le parking. De quoi passer d'agréables samedis derrière un Caddie ou une tondeuse.
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      Stéphane Ravier, le nouvel élu Front national pour les 13e et 14e arrondissements de Marseille, s'est installé, ce jeudi matin dans sa mairie. C'est du jamais vu, il est le premier élu frontiste dans l'histoire de la cité phocéenne. "J'irai dans tous les quartiers, je vais faire comprendre à ces habitants que je suis le maire des 13e et 14e et pas seulement des bureaux qui ont voté pour moi", a déclaré le nouveau maire des quartiers Nord.
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    Régulièrement, on retrouvait avec bonheur ceux qui étaient restés, les copains du lycée ou les potes du foot, en se disant qu'ils avaient peut-être eu bien raison de s'accrocher, qu'ils étaient plus heureux que le « Parigot ». Eux, les amis, disaient que les choses avaient changé, en effet, mais pas forcément en bien. On avançait à reculons, à les entendre. « Ici, c'est un peu mort, mon vieux. » Ils parlaient des deux usines de sous-traitance automobile qui étaient en train, l'une de fermer, l'autre de délocaliser, des magasins qui tenaient six mois et puis changeaient de propriétaire ou restaient avec la vitrine barrée d'un « local à céder ».
    Ils parlaient de l'un qui galérait en intérim, de l'autre qui était parti à son tour ou de celui qui avait eu la chance de décrocher un emploi public ou un travail dans la santé, les seuls emplois un peu pérennes. La culture avait foutu le camp. Le cinéma avait fermé. Les vedettes de la chanson, les pièces à succès n'incluaient plus la salle municipale dans leur tournée. Pour qui n'aimait pas trop lire, ne restait que la télévision, anxiogène par excellence.
    UN PHÉNOMÈNE INAVOUABLE
    Des connaissances disaient qu'ils se sentaient moins en sécurité. Ils évoquaient l'exemple du bahut devant lequel ça dealait désormais, au vu et au su de la police impuissante. Ils rappelaient le gros fait divers bien glauque qui avait fait accourir les médias parisiens et foutu la honte à toute une communauté. Les médias, les journalistes, parlons-en, tiens, sauf ton respect... Ils racontaient aussi les petits arrangements entre amis de l'inamovible maire ou du cacochyme député, réélu par la force de l'habitude ou d'un clientélisme forcené, entre deux inaugurations de salles polyvalentes ou de ronds-points payés avec leurs impôts.
    Le Front national était alors un truc évanescent, un phénomène inavouable. Il montait à chaque élection – 5, 10 et bientôt 15 % – mais impossible de rencontrer une personne qui revendique ce bulletin. Des fantômes qui semblaient n'exister que dans l'intimité de l'isoloir, un dimanche par-ci par-là, puis qui s'évaporaient dès le lundi. Ils ne se déclaraient surtout pas, ceux-là, sous peine de passer pour des fachos.
    Ils se méfiaient même des sondages, plongeant dans le désarroi les diplômés en sciences politiques qui tentaient de cerner leur nombre par divination et ajoutaient à la louche des points supplémentaires aux déclarations d'intention. On savait juste que ce vote avait muté et migré des grandes villes vers d'autres aires géographiques, de simples points parfois difficiles à situer sur une carte : Dreux, Saint-Gilles, Vitrolles... Des communes aussitôt frappées d'anathème.
    Manifestation contre l'arrivée de migrants tunisiens en provenance de Lampedusa, à la frontière franco-italienne, en juin 2011.
    LE  « SÉISME » DU 21 AVRIL 2002
    Et puis il y eut le 21 avril 2002 et Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. Le « séisme », le  « choc », selon les manchettes consacrées. Un peu partout dans le pays, lié à une forte abstention – un silence qui en disait long –, le coup de gueule lepéniste grimpait à 20, 30 ou même 40 %.
    C'est peu dire que les rédactions avaient raté le coche, elles n'avaient rien vu venir. Suivit une sommation : rencontrer ces électeurs. On oublia l'avion des grands reportages. On s'enfonça, en voiture, forcément en voiture, dans cette France loin des gares TGV et souvent même des sorties d'autoroute.
    On alla au plus facile et, incidemment, au plus agréable : la Camargue. Au milieu de paysages magnifiques, Beaucaire, Saint-Gilles, Vauvert étaient déjà de vieilles terres d'élection du FN. Saint-Gilles avait même eu un maire frontiste entre 1989 et 1992, le premier dans une ville de plus de 10 000 habitants, Charles de Chambrun, un aristo parisien, un ancien ministre gaulliste en rupture de ban. Dans cette place forte, on s'enquit donc d'une explication de vote. Peine perdue. Ce furent des journées de vaine errance, à ne trouver que visages fermés et portes closes.
    Personne ne voulait parler mais, dans cette désespérante déambulation, tout était inscrit dans la géographie. A Saint-Gilles, les deux cafés  « arabes » faisaient face aux deux cafés « gaulois », avec, entre, un bout de bitume qui était une ligne de démarcation, un mur idéologique. A Beaucaire, dans les remparts au-dessus du Rhône, quand d'une voiture dégorgeaient à fond des airs de rap ou de raï, des visages se durcissaient sur les trottoirs.
    A Vauvert, en 1999, cette exaspération latente avait dégénéré le temps d'un week-end en bataille rangée entre des jeunes de la périphérie et des habitants du centre-ville. Voitures brûlées, vitrines fracassées, saccage. En face, on avait sorti les fusils. Un garçon de 19 ans avait été tué. Depuis, ces deux mondes se regardaient en chiens de faïence.
    UN PÊLE-MÊLE DE DOLÉANCES
    On tenta sa chance auprès des chasseurs, lobby non négligeable dans la région. On les avait rencontrés quelques années plus tôt, à l'occasion d'un débat enragé sur la période de chasse que Paris et les écolos entendaient raboter. Le temps d'une passée de canards, près de l'étang de Vaccarès, dans les fragrances des tamaris et de la lotion antimoustique, ils avaient raconté l'art de vivre camarguais qu'ils disaient menacé.
    Ouvriers à l'usine d'embouteillage Perrier de Vergèze, à Salin-de-Giraud ou dans les docks de Fos-sur-Mer, ils vivaient de modestes salaires. Sans prétention ni ambition, ils compensaient l'avoir par l'être, chérissaient un mode de vie autour du soleil, de la nature, de la tranquillité et d'une convivialité qui était aussi un entre-soi. Ils vivaient dans la nostalgie ou le mirage du passé, se plaignaient amèrement du présent et ne voulaient même pas penser au futur.
    C'était un pêle-mêle de doléances. Les emplois qui étaient hier stables, sécurisés de père en fils, devenaient précaires quand ils ne disparaissaient pas d'une génération à l'autre. Et puis on ne pouvait plus laisser les clés sur sa voiture quand on s'arrêtait prendre son pain, il fallait trimballer son autoradio avec soi pour ne pas se le faire piquer. Il y avait le législateur parisien, ce personnage hautain et lointain, qui rognait leurs libertés une à une.
    Ces interlocuteurs disaient alors que leur colère prendrait la forme unanime d'un bulletin de vote Chasse, pêche, nature et traditions. Au soir du 21 avril, on découvrit le subterfuge : beaucoup avaient voté Le Pen. On les recontacta donc. Si cordiaux et loquaces hier, les chasseurs étaient à leur tour devenus taiseux, renfrognés. Fin de non-recevoir.
    Conférence de presse et déjeuner avec les militants du FN, Aix-les-Milles, le 16 février 2013.
    MUTISME GÉNÉRAL
    A la présidentielle, Jean-Marie Le Pen avait réuni plus d'un électeur sur trois dans cette région entre mer et terre. Mais à Saint-Gilles, le Front national n'avait pas pu trouver un assesseur pour chacun des bureaux de vote. Sur le marché de Vauvert, on n'avait jamais vu une distribution de tracts.
    Pour les législatives suivantes, en juin 2002, le parti nationaliste n'eut à présenter dans cette circonscription gagnable qu'une commerçante, une marchande de poisson au discours sans fioritures. "Il faut se débarrasser de ces parasites, purger le pays de ces nuisibles ! Ils polluent la France !", écrivait-elle après l'agression d'un Beaucairois de souche par des jeunes issus de l'immigration.
    Devant le mutisme général, pour donner de la chair à ce vote invisible, il fallut donc s'en remettre à l'explication des maires. Ils parlaient d'un vote protestataire, évoquaient des frondeurs plus que des frontistes. Ils alignaient quelques chiffres : entre 15 % et 20 % de chômage, 25 % de logements sociaux, 64 % d'administrés non imposables.
    Ici, la misère s'ajoutait à la misère. Régulièrement, débarquaient de nouveaux pauvres, venus du nord de la France et qui voyaient le Sud en pays de Cocagne. Des familles entières mettaient leur maigre avoir dans des camionnettes et descendaient vers le soleil. Ils se garaient devant la mairie et demandaient un logement social, comme si tout était si simple. Pour ne pas les laisser à la rue, on les installait dans un bungalow du terrain de camping.
    UN DISCOURS ULTRASÉCURITAIRE
    Pour contrer le Front national, à Beaucaire, à Vauvert ou à Saint-Gilles, les élus républicains, de droite ou de gauche, avaient mis en œuvre un discours ultrasécuritaire, bien avant Sarkozy et Valls. Chaque commune comptait vingt policiers municipaux pour 10 000 habitants. La délinquance baissait, disaient-ils, mais pas la grogne.
    Quelques cités, Sabarot à Saint-Gilles, les Bosquets à Vauvert, étaient montrées du doigt, remplies de fils d'immigrés venus aux grandes heures du maraîchage. Contrairement à l'anonymat des grandes villes, chacun ici connaissait la demi-douzaine de familles qui posaient problème. On savait les noms et les bobines des marlous qui vivaient officiellement de l'aide sociale mais paradaient dans de grosses voitures. Régulièrement, les maires s'insurgeaient contre les juges nîmois quand ces administrés peu recommandables, arrêtés puis déférés, se retrouvaient libres le lendemain.
    Tout ça, ce mal-être, cette pauvreté, cette défiance réciproque, c'était visible mais muet. A Béziers, où on tenta plus tard sa chance, ce fut le même silence lourd de sous-entendus. En 2002, on se rendit dans le quartier de La Devèze, patchwork d'habitants d'origine pied-noir, gitane ou maghrébine. Un électeur sur trois se promenant dans ces rues votait Front national. C'était arithmétique : on en trouverait un.
     « LE MYTHE D'UN ÂGE D'OR »
    On traîna ses guêtres sur le marché, on sonda les cages d'escalier des immeubles des Oliviers, on rôda autour des maisons des Tamaris. Mais la tentative vira au fiasco. Jointe au téléphone, la représentante du Front national dans la circonscription évoquait « une marmite en ébullition » pour expliquer le succès de son parti dans ce lieu. Mais cette mère de famille sétoise parlait par ouï-dire : elle n'y avait jamais distribué un tract.
    Le vote FN montait tout seul, sans qu'il soit utile de mener campagne. Le maire évoquait « l'insécurité, toujours l'insécurité », la superposition et l'amalgame de plusieurs faits-divers médiatisés et d'incivilités exaspérantes. L'universitaire Jacques Rouzier relevait, lui, une cause plus profonde, qui pouvait s'appliquer à tant d'autres communes françaises. « La ville entretient le mythe d'un âge d'or, d'un paradis perdu », expliquait-il.
    Béziers souffrait de la comparaison avec Montpellier, la grande concurrente qui connaissait depuis vingt ans une enviable croissance économique et démographique. Comme toutes les grandes métropoles régionales, Montpellier drainait vers elle l'énergie créatrice, aspirait la jeunesse cultivée, plongeant dans la déprime les villes et les campagnes dans son orbite qui, par comparaison, se sentaient à la traîne et même sur le déclin.

    Le FN travaille son enracinement local. Comme à Apt, l'une des onze villes du Vaucluse où le parti présentait des listes aux municipales 2014.
    « UN VOTE DE REJET »
    Maigre pêche, frustrante chasse en ces années d'omerta. A Parly, dans l'Yonne, une commune de 900 habitants, Daniel Montaut, un maire roulant en 2 CV, s'interrogeait toujours quelques années après le 21 avril 2002. Sa commune était un havre de sérénité, dispersant ses maisons dans 2 000 hectares de forêts, au cœur de cette Puisaye naguère décrite par Colette. Une école, une église du XIIe siècle, une boulangerie-épicerie, une auberge du Cheval-Blanc, huit agriculteurs, un éleveur d'escargots, 300 retraités.
    Bref, la France tranquille, s'il en est, un gros bourg charmant qui avait de tout temps voté pour la droite modérée avant de porter d'un coup d'un seul Le Pen au pinacle. Daniel Montaut ne sut jamais pourquoi. « Ici, les gens parlent de politique avant les élections. Après, c'est fini. » Il en était réduit aux conjectures, aux analyses au doigt mouillé. « Le niveau de vie n'est pas terrible et les électeurs ont pensé qu'aucun candidat ne se souciait de leurs problèmes quotidiens. Le vote Le Pen est un vote de rejet. »
    Puis, au milieu des années 2000, la parole lepéniste commença à émerger au grand jour, peu à peu désinhibée par les succès électoraux. Elle tentait de se faire respectable, par l'intermédiaire d'une nouvelle génération de cadres du parti, des notables locaux qui lui donnaient une onction, pour ne pas dire une respectabilité. Ils dénonçaient toujours la bien-pensance mais pesaient leur discours au trébuchet du politiquement correct, proscrivaient les dérapages verbaux. On les appelait et ils se rendaient immédiatement disponibles, courtois, serviables.
    UNE PAROLE PEU À PEU DÉSINHIBÉE
    Richard Jacob, un quadragénaire rencontré en 2007 à Auxerre, figurait assez bien ces nouveaux caciques. Cet homme d'affaires versé dans l'immobilier affichait ses opinions sans que cela nuise à son commerce. « Nos idées passent de mieux en mieux », se réjouissait-il.
    Pour le prouver, il nous emmena à un tractage avec d'autres militants sur le marché de Chablis, une ville prospère où le FN faisait pourtant des scores étonnants. Si certains refusaient ostensiblement les tracts ou les roulaient rageusement en boule, d'autres s'en saisissaient sans rien dire et le fourraient dans leur sac à provisions. Entre ceux-là, se nouaient des conversations à demi-mot, des approches prudentes jusqu'à ce qu'on se découvre en terrain complice et qu'on déclare enfin son opinion, sa flamme.
    Quelques semaines plus tard, lors d'un « dîner patriotique » organisé dans un restaurant d'Auxerre, les langues se délièrent aussi. Les 75 convives étaient venus écouter Bruno Gollnisch, un ténor du parti, pas encore tombé en disgrâce. Dans un décor traditionnel, poutres apparentes et cheminée de 1541, ces électeurs écoutèrent l'orateur, l'oracle, parler d'insécurité et de préférence nationale. « Il dit comme on pense », glissait un voisin de table.
    VOTER « MARINE »
    Puis, dans ce cercle restreint, les « banqueteurs » se lâchèrent à leur tour entre le jambon braisé et le fromage. Artisan, salarié agricole, infirmière, employée de la Sécurité sociale, commerçant, elles et ils donnaient volontiers leur nom avant de se lancer dans des explications plus ou moins construites.
    Ils parlaient des « droits qu'on perd », « des retraites qu'on n'aura pas », « des étrangers qui nous pourrissent nos campagnes », « des charges qui nous tuent », « des points du permis qu'on nous pique », de ceux qui « cassent à Paris des choses que nous, les contribuables, devrons payer », etc.
    Et ainsi, année après année, on vit la parole se débonder sur la place publique. L'arrivée au premier plan de la fille Le Pen en 2011 ne fit que faciliter les « coming out ». On disait voter  « Marine », ça passait mieux. Des personnalités nationales commençaient à mettre leur célébrité dans la corbeille de mariage. Le petit peuple se lâchait aussi.
    Opération séduction de la fédération FN du Gard, qui organise une ferrade en juillet 2011.
    LE PS ET L'UMP, PERSONA NON GRATA
    On le vit dans la vallée de la Fensch, à Hayange, au cœur de cette Moselle orpheline de sa sidérurgie. Les hauts-fourneaux à l'arrêt étaient devenus des cathédrales désolées qui envahissaient le paysage et obstruaient les esprits. Tout semblait s'être figé avec la dernière coulée d'acier d'Arcelor. La ville ouvrière était restée dans son jus des années 1970, au temps de la prospérité et de la fierté.
    Sur le marché, ce jour frisquet de 2011, les militants distribuaient des tracts annonçant un meeting à Metz de Marine Le Pen. Plus de gêne, de sous-entendus. « Je prends ! », « Pas de problème ! », « C'est ma copine ! », « Il faudrait qu'elle vienne remettre un peu d'ordre en France ».
    Rares étaient ceux qui refusaient la feuille. Ceux-là le faisaient en baissant la tête ou en s'excusant : « Chacun ses goûts mais ce ne sont pas les miens » ; « Ils sont tous pareils et elle ne fera pas mieux que les autres. » Les marchands, souvent d'origine nord-africaine, saisissaient les tracts, parfois en acquiesçant à son contenu.
    Devant l'usine Tata Steel, l'accueil était également favorable, du moins sans hostilité affichée. Un syndicaliste vint même discuter le bout de gras. Il y avait beau temps que le PS et l'UMP n'osaient plus venir ici faire campagne : trop de promesses non tenues les avaient rendus persona non grata.
    DE JEUNES LOUPS AMBITIEUX
    Stéphane Lorménil, un négociant en vin, un vieux militant, pavoisait. « Avant, il était dur d'avouer que vous étiez au FN. Nous collions les affiches la nuit. Aujourd'hui, on le fait en plein jour sans rencontrer d'agressivité. Mes clients, mes amis, tout le monde connaît mes idées et personne ne m'en fait reproche. »
    Assis à une table dans un café, Fabien Engelmann serrait les mains qui se tendaient vers lui. Cet ancien militant trotskiste et responsable CGT avait viré sa cuti en octobre 2010 et adhéré au FN. Il développait ici un discours étatiste et protectionniste, en phase avec cette région victime de la mondialisation. Ce trentenaire ambitieux regardait la mairie, de l'autre côté de la place, son fronton flanqué d'une banderole : « La sidérurgie vivra ».
    Les autres partis, UMP, PS et même Front de gauche, se retrouvaient sur la défensive face à ces jeunes loups. Ils les disaient prêts à toutes les démagogies, à toutes les promesses, pérorant d'autant plus fort qu'ils n'avaient pas eu à faire leurs preuves, que leurs recettes ne s'étaient pas encore frottées au réel.
    Ils constataient que le parti nationaliste emportait déjà la bataille des esprits. « Nous sommes obligés d'avoir un discours qui s'adapte à ce que les gens ont dans la tête », regrettait un maire. « Autrefois, le FN était représenté par un vieux notable avec qui l'on pouvait discuter. Aujourd'hui, ce sont des jeunes avec qui le débat de fond est impossible. Je dois affronter l'inculture », prétendait un autre.
    AINSI PROGRESSAIT LE FRONT NATIONAL…
    Et ainsi progressait le Front national, dans les urnes et dans les cerveaux, du nord au sud et d'est en ouest. Partout sur les routes, à l'arrière des panneaux de signalisation, les affiches représentant la blonde chevelure et le sourire de Marine Le Pen accompagnaient désormais les pensées.
    Au cœur du merveilleux écrin des Cévennes, Sumène n'était pas épargné. Dans ce gros bourg où les résistants Raymond et Lucie Aubrac avaient leur maison de vacances, l'église côtoie le temple, dans les méandres gracieux du Rieutord. Le lieu semble une bulle d'harmonie et de bien-vivre, épargné par les tracas de la plaine.
    Pourtant, le vote lepéniste y était en conquête, au-delà de 30 % en 2012 . «Ici, ce n'est pas un problème de délinquance, d'immigration », constatait l'année suivante Ghislain Pallier, alors maire de la commune.
    C'est que Sumène avait beaucoup changé ces dernières années. Le bourg était à trois quarts d'heure de route de Nîmes ou Montpellier. La commune accueillait de plus en plus d'employés modestes qui travaillaient dans ces grandes agglomérations mais que les prix de l'immobilier et le désir de calme avaient chassés très loin. Avec leurs 1 500 euros mensuels, ils payaient leur rêve pavillonnaire, leur souhait de dimanche tranquille d'un harassant va-et-vient quotidien. Une concession qui virait à la frustration, grossissant à chaque passage à la pompe.
    LE REJET DE L'ASSISTANAT
    Depuis quelques années, Sumène hébergeait également une autre catégorie de population : marginaux ou militants alter, des jeunes ayant décidé d'adopter un mode de vie différent.
    S'appuyant sur cette coexistence, le discours plastique, polymorphe du FN jouait ici d'une autre fibre : le rejet de l'assistanat. Dans ce pays où le pain fut toujours dur à gagner et le travail, la sueur de tout temps sacralisés, l'argument était porteur.
    La représentante locale du FN, Sybil Vergnes, en usait et en abusait, en 2013, assise dans sa maison d'architecte, une Mercedes devant la porte. « On montre les pauvres qui sont au RSA. On ne montre pas le Français moyen qui vit avec un smic et ne s'en sort pas. On ne montre pas le vieux qui a une petite retraite. »
    Et de pointer les parasites aux crochets de la société, de fustiger « ceux qui vivent des allocations » et « se font payer leur appareil dentaire par la CMU » ou « leur logement par la CAF ». C'était une volée de sigles qui, dans sa bouche, étaient synonymes de fainéantise.
    Marine Le Pen apparaît comme la figure providentielle dans des territoires sinistrés (meeting à Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, en 2012).
    DES CATACOMBES AU GRAND JOUR
    Et ainsi le vote FN, un peu partout, passait des catacombes au grand jour. Il n'y avait plus guère que là où il avait éclos qu'il devenait clandestin : dans les cités des grandes villes.
    Dans un grand ensemble de la région parisienne, deux électeurs de Marine Le Pen avaient ainsi organisé, en 2012, une rencontre qui ressemblait à une réunion secrète. Ils avaient requis l'anonymat et, sous cette condition expresse, s'étaient mis à raconter leur sentiment d'être invisibles.
    Ancienne employée dans un grand magasin et ex-salarié d'une imprimerie, ces retraités étaient arrivés dans ces immeubles au début des années 1980. C'était juste après leur construction, quand y habitaient les classes moyennes. Ils avaient vu leur environnement changer peu à peu. Les anciens locataires étaient partis les uns derrière les autres, remplacés par une autre population.
    Eux n'avaient pas été assez vigilants. Ils s'étaient retrouvés piégés, « enfermés dans un ghetto ». « Plus personne ou presque ne travaille », disait l'un. Une entrée était devenue un lieu de deal. « La police nous dit qu'elle ne peut pas intervenir car elle craint de mettre le feu aux poudres. »
    Ils parlaient des pères absents, des femmes qui se voilaient l'une après l'autre, de la grande misère sociale dissimulée derrière les portes blindées. Eux, les petits Blancs, voyaient la France comme leur cité, avec l'impression de devenir minoritaires, oubliés. « Tout le monde se fout de notre sort », se lamentaient-ils. Seule Marine Le Pen pourrait les tirer de là. Sur le seuil, ils nous remercièrent de les avoir écoutés.
    COMME LE BON SENS, L'ÉVIDENCE
    Dans la grande rue commerçante du Quesnoy, de nombreux pas-de-porte sont à louer. Seule la boutique qui vend des tenues de majorette semble résister au temps. Industrieuse à la grande époque du textile, cette petite ville du Nord, près de Valenciennes, vivote aujourd'hui dans des fortifications édifiées par Vauban.
    Aux dernières élections législatives, en 2012, le FN a atteint 37 % dans cet ancien fief socialiste. Mais c'est comme si ses idées étaient déjà majoritaires.
    Au bistrot, bien sûr, mais aussi ailleurs, elles s'expriment sans concurrence, comme le bon sens, l'évidence. Dans un restaurant qui affichait un menu à 12 euros, une dizaine de clients déjeunaient, ce jour de la fin 2013. A une table, quatre d'entre eux, un peu éméchés, parlaient à voix haute de « Marine », louaient ses qualités et ses idées. Les six autres personnes se taisaient, embarrassées, plongeaient le nez dans leur assiette. C'était une sorte de résumé de ce pays profond où un tiers des électeurs imposent désormais sa férule idéologique.
    LE SILENCE A CHANGÉ DE CAMP
    On se souvint alors d'un autre déjeuner auquel on avait assisté un an auparavant, à Sucy-en-Brie, dans la grande banlieue parisienne. Sous de vieilles poutres, des militants étaient venus écouter Jean-Marie Le Pen. L'orateur comparait la France à une rivière, calme en surface, mais « travaillée dans ses profondeurs par un courant puissant ».
    L'image était belle mais dépassée. C'était avant, du temps de ses premières campagnes, du temps des bulletins anonymes, du temps où la parole lepéniste était confinée aux cercles intimes, à l'apéro ou aux files d'attente chez le boucher. Aujourd'hui, au contraire, on n'entend plus qu'elle. L'autre France en est réduite à se taire à son tour.
    Elle s'est rebiffée à Saint-Gilles, ce dimanche 30 mars. Un Front républicain a empêché l'avocat Gilbert Collard de devenir le deuxième maire FN de la commune. Il s'en est fallu de 194 voix. Ailleurs, à Beaucaire, Béziers, Hayange, le maire est désormais d'obédience Front national.
    Dans la salle polyvalente de Saint-Gilles, la foule s'est réjouie de ce revers. On tenta de recueillir quelques impressions. Les personnes avouaient leur soulagement ou leur bonheur mais ne souhaitaient pas donner leur nom. Douze ans après le 21 avril, le silence a changé de camp.
    COPY  http://www.lemonde.fr

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