Couvrir l’ « Etat islamique »

Couvrir l’ « Etat islamique »




Par Michèle LÉRIDON




Un drapeau de l'organisation Etat islamique (EI) flottant de l'autre côté de la ligne de front, photographié depuis une position des Peshmerga kurdes à Rashad, dans le nord de l'Irak, le 11 septembre 2014 (AFP / JM Lopez)
Un drapeau de l'organisation Etat islamique (EI) flottant de l'autre côté de la ligne de front photographié depuis une position des Peshmerga kurdes à Rashad, dans le nord de l'Irak, le 11 septembre 2014 (AFP / JM Lopez)

PARIS, 17 septembre 2014 – Les enlèvements et assassinats de journalistes en Syrie, en Irak ou en Afrique, le déferlement d’images de propagande effroyables déversées notamment par l’organisation « Etat islamique » nous conduisent à réaffirmer nos valeurs éthiques et nos règles éditoriales. Avec la difficulté permanente de garder l’équilibre entre le devoir d’informer et la nécessité d’assurer la sécurité de nos reporters, le souci de préserver la dignité des victimes exhibées par les extrémistes, et la nécessité de ne pas servir de relais à une propagande haineuse et ultraviolente.
Voici ce que les événements des derniers mois ont changé dans l’environnement de travail d’une agence de presse internationale comme l’AFP, et comment nous réagissons à ces changements.


Un conflit couvert à distance


Un fusil à lunette appartenant à un tireur d'élite Peshmerga kurde sur la ligne de front à Gwer, dans le nord de l'Irak, le 15 septembre 2014 (AFP / JM Lopez)
Le front à Gwer, dans le nord de l'Irak, vu à travers la lunette d'un tireur Peshmerga le 15 septembre 2014 (AFP / JM Lopez)

En Syrie, nous sommes la seule agence de presse internationale à garder un bureau à Damas, tenu par des journalistes syriens. Nous continuons d’envoyer régulièrement depuis Beyrouth des reporters dans les zones contrôlées par le régime de Bachar al-Assad. Et nous continuons à couvrir le conflit du côté de la rébellion grâce à des pigistes locaux, qui vivent là et qui nous communiquent des informations, des photos et des vidéos sur ce qui se passe près de chez eux.
Depuis août 2013, nous avons cessé d’envoyer des journalistes non-syriens dans les zones tenues par la rébellion. La situation y est incontrôlable, beaucoup trop dangereuse. Un journaliste étranger s’aventurant dans ces zones de non droit court un risque immense de se faire enlever ou tuer, comme James Foley, collaborateur occasionnel de l’AFP, assassiné par l’EI en août dernier. Dans ces endroits, un journaliste n’est plus accueilli comme un témoin indépendant qui va rendre compte d’un conflit, montrer au monde les souffrances des populations locales, mais comme une cible, ou comme une marchandise monnayable à prix d’or.

Un pays dangereux d'un bout à l'autre


Dans cette logique, nous refusons d'utiliser le travail des journalistes freelance qui se rendent dans des zones où l’AFP a décidé de ne pas se rendre. C’est une décision forte, et je ne sais pas si elle a été assez bien entendue, alors je la répète : si un journaliste free-lance se rend en Syrie et nous propose du matériel à son retour, nous ne l’utilisons pas. Les freelancers ont payé un lourd tribut au conflit syrien. Ils ne sont pas de la chair à canon. Nous ne voulons pas encourager des journalistes à prendre des risques inconsidérés.
Dans les zones de guerre, il existe en principe des poches de relative sécurité dans lesquelles un journaliste peut trouver refuge, transmettre, reprendre des forces. Mais en Syrie, il n’existe aucun havre de paix dans les zones contrôlées par la rébellion. Le pays est dangereux d’un bout à l’autre.

Des combattants de la faction rebelle syrienne modérée Nourredine al-Zinki, affiliée aux Frères musulmans et composée d'anciens de l'Armée syrienne libre, prend position près d'Alep le 11 septembre 2014 (AFP / Baraa al-Halabi)
Des combattants de la faction rebelle syrienne modérée Nourredine al-Zinki, affiliée aux Frères musulmans et composée d'anciens de l'Armée syrienne libre, prennent position près d'Alep le 11 septembre 2014 (AFP / Baraa al-Halabi)

Nous continuons, en revanche, à dépêcher de nombreux reporters et à employer des freelancers en Irak et dans d’autres zones de guerre comme l’Ukraine, Gaza ou la Centrafrique. Parce qu’ une agence de presse ne peut arrêter de couvrir les conflits. Mais nous mettons tout en œuvre pour assurer le maximum de sécurité. D’abord en envoyant des journalistes qui ont suivi au préalable des stages spécifiques, encadrés par des experts en la matière, ensuite en assurant un suivi rigoureux du matériel de protection (casques, gilets pare-balles etc.) Nous insistons également sur la nécessité d’un briefing détaillé avant la mission du reporter et d’un débriefing ensuite.

Un blog sur la sécurité des journalistes


Enfin, il est devenu indispensable de partager des informations avec les autres médias. La concurrence n’est pas de mise lorsqu’il s’agit de sécurité. L’AFP va lancer prochainement un blog sur la sécurité des journalistes dans les zones dangereuses, qui sera accessible à nos clients et confrères. Cette plateforme permettra d’indiquer les endroits où nous avons rencontré des problèmes, où quelqu’un de chez nous s’est fait arrêter, menacer, a essuyé des tirs, etc. Il s’agit de partager ce type de « tuyau » avec le plus de monde possible, d’analyser les éventuelles erreurs  et imprudences que nous avons pu commettre dans des situations de danger afin de ne plus les répéter.


Un déluge d’images d’horreur


Dans une vidéo publiée le 2 septembre 2014, un militant de l'organisation Etat islamique (EI) agite un couteau devant la caméra avant de décapiter le journaliste américain Steven Sotloff (AFP / Site Intelligence Group / HO)
Dans une vidéo publiée le 2 septembre 2014, un militant de l'organisation Etat islamique (EI) agite un couteau devant la caméra avant de décapiter le journaliste américain Steven Sotloff (AFP / Site Intelligence Group / HO)

Avec l’organisation Etat islamique, nous sommes confrontés à une utilisation sans précédent de l’image à des fins de terreur. Comme nous l’avons vu, travailler dans les zones contrôlées par l’EI est pratiquement impossible pour les journalistes et autres observateurs indépendants. Les photos et vidéos de propagande diffusées par l’EI lui-même sont donc bien souvent les seules sources d’information disponibles pour avoir un aperçu de ce qui se passe dans le « califat ».
Ces photos et vidéos sont souvent effroyables, inhumaines : décapitations, crucifixions, tueries de masse… Il est très douloureux de les voir. A Nicosie, où est basé notre quartier général pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, et à Beyrouth, d’où est pilotée notre couverture de la Syrie, les journalistes chargés d’examiner ce type de matériel sont très éprouvés.

Rendre aux victimes leur dignité


Mais les images de l’EI apportent des informations, surtout quand il est question d’otages. Il y a des vidéos qui sont des preuves de vie, d’autres qui sont des preuves de mort. Nous ne pouvons pas détourner le regard, ni nous abstenir d’en faire état. Cela soulève de nombreuses questions éditoriales et éthiques.
Notre premier réflexe, lorsque nous recevons par exemple une vidéo montrant la décapitation d’un otage, serait de ne rien diffuser afin de ne pas relayer la sanglante propagande de l’EI. Mais à partir du moment où ces images contiennent une information, nous sommes dans l’obligation, en tant qu’agence de presse, de les utiliser.

Le travailleur humanitaire britannique Alan Henning, actuellement détenu par l'organisation Etat islamique et menacé d'exécution, ici dans un camp de réfugiés à la frontière turco-syrienne (AFP / Foreign and Commonwealth Office)
Le travailleur humanitaire britannique Alan Henning, actuellement détenu par l'organisation Etat islamique et menacé d'exécution, ici dans un camp de réfugiés à la frontière turco-syrienne à une date indéterminée (AFP / Foreign and Commonwealth Office)

Nous prenons pour cela un grand nombre de précautions. Un : toujours bien identifier la source des images, et expliquer qu’elles nous sont parvenues dans un contexte très particulier. Deux : ne pas entrer dans le jeu de la mise en scène. C’est la raison pour laquelle, contrairement à d’autres, l’AFP n’a diffusé aucune des vidéos des décapitations d’otages. Nous avons publié un très petit nombre d’images fixes extraites de ces vidéos en essayant de faire en sorte qu’elles soient le moins dégradantes possibles. Nous montrons le visage de la victime en plan serré, le visage du bourreau, et le visage de l’otage présenté comme la prochaine victime. Avec la dernière vidéo, qui montrait la décapitation du travailleur humanitaire britannique David Haines, rendre la photo la moins dégradante possible a été difficile, vu que l’assassin posait en permanence sa main sur le cou de l’otage.
Nous nous efforçons aussi de chercher et de publier des photos de la victime lorsqu’elle était libre, afin de lui rendre sa dignité.

« On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas »


Toutes les rédactions sont confrontées à ces difficiles questions. Nous avons invité nos confrères français à en débattre à l’AFP. Le 11 septembre dernier, des dirigeants et journalistes de RFI, France 24, Radio France, RTL, des groupes Canal+ et Nouvel Obs, du quotidien La Croix, ainsi que l'historien des médias Patrick Eveno ont confronté leurs points de vue avec ceux des principaux responsables éditoriaux de notre agence. Nous avons aussi interrogé nos confrères de Reuters, AP, la BBC. Certains médias ont fait le choix de ne rien diffuser, tout en reconnaissant que passer ces informations sous silence pose aussi un problème car dans ce cas, on occulte une violence, une réalité, une actualité. « On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas », est l’argument le plus souvent avancé pour justifier la diffusion des images de l’EI.

Une image publiée sur un site web djihadiste le 14 juin 2014 montre des militants de l'EI agitant un drapeau au dessus des têtes de prisonniers sur le point d'être exécutés dans la province de Salaheddin, en Irak (AFP / HO / Welayat Salahuddin)
Une image publiée sur un site web djihadiste le 14 juin 2014 montre des militants de l'EI agitant un drapeau au dessus des têtes de prisonniers sur le point d'être exécutés dans la province de Salaheddin, en Irak (AFP / HO / Welayat Salahuddin)

D’autres médias ont au contraire fait le choix de passer l’intégralité des vidéos des décapitations, avec les otages qui s’en prennent au président américain Barack Obama pour sa politique au Moyen-Orient. A l’AFP, nous nous interdisons complètement de diffuser des propos tenus sous la contrainte, par une personne sur le point de mourir.
Il n’y a pas de réponse idéale. Alors, notre choix, c’est d’être le plus sobre possible, de prendre un maximum de distance, ainsi que toutes les précautions pour ne pas tomber dans le piège des images trafiquées. Chaque décision de publier ou de ne pas publier est prise au cas par cas, en fonction de l’intérêt informatif et du contexte.
Les images de l’EI sont partout sur internet. Un média peut utiliser cet argument aussi bien pour justifier la diffusion de ces images que pour ne pas les diffuser. A l’AFP, nous estimons que c’est notre rôle de faire un tri, une sélection dans les images. C’est ça, le journalisme. Si on diffuse une vidéo à nos clients uniquement parce qu’elle est disponible partout, nous perdons notre valeur.
D’un autre côté, le fait que les vidéos de l’EI soient largement disponibles évacue, pour nous, le problème de savoir s’il faut ou non les diffuser en tant que service à nos clients. Si un client veut absolument passer la vidéo dans son intégralité, il peut la trouver facilement, sans avoir besoin de l’AFP pour cela.


Comment appeler l’ « Etat islamique » ?


Une photo diffusée par l'organisation djihadiste Welayat Raqa le 30 juin 2014 montre des combattants de l'organisation Etat islamique paradent dans une rue de Raqa, en Syrie (AFP / HO / Welayat Raqa)
Une photo diffusée par l'organisation djihadiste Welayat Raqa le 30 juin 2014 montre des combattants de l'organisation Etat islamique paradent dans une rue de Raqa, en Syrie (AFP / HO / Welayat Raqa)

Nous avons décidé de ne plus employer telle quelle l’expression « Etat islamique ». Désormais, l’AFP utilisera l’expression « l’organisation Etat islamique » ou « le groupe Etat islamique ». Dans les titres des dépêches ou dans les « alertes », nous utiliserons si possible l’expression « djihadistes de l’EI ».
Une agence de presse internationale ne peut céder au « politiquement correct », ni aux pressions des uns et des autres pour que nous employions des termes tendancieux comme « terroristes » ou « égorgeurs ». Bien sûr, nous ne pouvons pas changer le nom de cette organisation si elle a décidé de s’appeler comme ça, ni employer quelque chose comme « organisation qui se fait appeler Etat islamique ». De même, le mot « Daesh », l’acronyme de l’EI en arabe qui a été choisi notamment par le gouvernement français pour désigner l’organisation, est difficilement compréhensible pour le plus grand nombre.
Nous jugeons que l’expression « Etat islamique » est inappropriée pour deux raisons : un, il ne s’agit pas d’un véritable Etat, avec des frontières et une reconnaissance internationale. Et deux, pour de nombreux musulmans, les valeurs dont se réclame cette organisation ne sont en rien « islamiques ». Le nom « Etat islamique » est donc susceptible d’induire le public en erreur.

© AFP - 2014
Michèle Léridon est la directrice de l’information de l’AFP
 copy    http://www.afp.com/

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