Reportage. L'homme d'affaires
prorusse Alexeï Tchaly a été élu lundi maire de Sébastopol, peuplée en
majorité de russophones atterrés par le « coup d'Etat » de Kiev.
En Crimée, bastion prorusse : « Kiev a été prise par des fascistes »
LE MONDE |
25.02.2014 à 11h07
• Mis à jour le
25.02.2014 à 11h40
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Par Louis Imbert (Sebastopol, envoyé spécial)
Manifestation
contre le "fascisme" dans la ville industrielle de Sebastopol dans
l'est russophone de l'Ukraine, le 23 février, après la nomination d'un
nouveau chef de l'Etat par intérim pour succéder à Viktor Ianoukovitch. |
AFP/Vasiliy BATANOV
Sur la place de la mairie de Sébastopol, le grand port de Crimée dans l'est russophone de l'Ukraine , lundi 24 février, un colosse blond au visage rougi, essoufflé, pantelant, fend la foule. « Où est-ce qu'on s'inscrit pour la milice ? » demande-t-il.
On indique à Alexeï Nitchik un stand où on s'enregistre prestement dans
les brigades d'autodéfense créées ici samedi 22 février pour « défendre la ville » , en miroir inversé de celles de Kiev et de l'ouest révolutionnaire.
Alors que l'Ukraine n'a pas encore de premier ministre, que l'autorité du pouvoir central reste à s'affirmer , un vide politique s'est creusé dans les provinces de l'Est. A Sébastopol, peuplée en majorité de Russes et atterrée par le « coup d'Etat »
de Kiev, une foule a pris l'hôtel de ville lundi, quelques heures après
que M. Nitchik a rejoint la milice. Elle y a forcé l'installation d'un
nouveau maire lundi soir. La police de la ville, à peine visible autour de la foule, a laissé faire .
Le précédent maire de Sébastopol avait démissionné et quitté la ville après la débandade du pouvoir central. Son poste est sensible. La ville abrite la flotte de la mer Noire de l'armée russe. L'un des premiers gestes de M. Ianoukovitch après son arrivée au pouvoir , en 2010, avait été d'en renouveler le bail, qui court jusqu'en 2042. Pour ces raisons, le principal administrateur de Sébastopol n'est pas élu par ses habitants, mais nommé directement par la présidence.
« KIEV A ÉTÉ PRISE PAR DES GROUPES FASCISTES »
Or, de présidence « il n'y en a plus » , déclarait
lundi devant la mairie, Guennadi Bassov, patron du Bloc russe (Rousski
Blok), un groupe radical qui milite pour le rattachement de la Crimée à
la Russie , et qui trouve dans les événements actuels une audience inédite. « Kiev a été prise par des groupes fascistes, des gens en armes qui sont déjà arrivés à Kharkiv et à Donetsk », les grandes villes de l'Est, « et qui viendront chez nous si nous ne faisons rien », prévient-il.
Ce discours fait écho aux prises de position de Moscou ,
lundi 24 février, après le rappel de son ambassadeur à Kiev. Vladimir
Poutine est resté muet sur l'Ukraine. Mais les autres messages, vers
l'intérieur et l'extérieur, étaient limpides. A Moscou, sept
manifestants ont été condamnés à des peines allant jusqu'à quatre ans de
prison, pour avoir protesté la veille de l'investiture du président russe, le 6 mai 2012. Poutine a laissé le premier ministre, Dmitri Medvedev, exprimer les « doutes sérieux » de Moscou sur la légitimité du pouvoir central à Kiev. « Si on considère que des gens qui se baladent dans Kiev avec des masques et des kalachnikovs sont le gouvernement, alors il nous sera difficile de travailler avec un tel gouvernement », a-t- il dit.
Cette déclaration, à Sébastopol, a suscité un grondement de
soulagement parmi les manifestants. Mais derrière les déclarations
outrées des responsables russes, la position du Kremlin semble retenue.
De la butte qui domine le centre -ville
de Sébastopol, où siège une partie de l'état-major de la flotte russe,
pas un bruit n'a filtré lundi, alors que la ville se rebellait contre
les autorités de Kiev.
La rébellion, le conseiller
municipal Guennadi Bassov et quelques autres l'ont lancée samedi, sur
la place de l'Amiral-Nakhimov, défenseur de la ville durant le siège
franco-britannique de la guerre de Crimée. Quelque 3 000 personnes ont
accueilli en héros un groupe de Berkout (forces antiémeutes), revenus
défaits de la bataille de Kiev. Dimanche, une dizaine de milliers de
personnes s'y rassemblaient de nouveau. Des brigades d'autodéfense ont
été formées. La foule a élu à main levée son nouveau maire.
UN MAIRE ÉLU À MAIN LEVÉE
L'élu est un industriel originaire de la ville, Alexeï
Tchaly. L'homme réside à Moscou, où il a établi le siège de sa
compagnie, Tavrida electrics, spécialisée dans l'outillage électrique et
active dans une vingtaine de pays. Sa première intervention politique
remarquée en Crimée remonte à fin novembre. Il louait alors la décision
de Viktor Ianoukovitch de renoncer à signer l'accord d'association avec l'Union européenne pour se rapprocher de la Russie, qui sans cela, disait-il, eut fermé son marché aux industries de Crimée.
Son élection par une foule en colère n'a rien de légal, mais
l'occupation par les manifestants anti-Ianoukovitch des bâtiments
administratifs de Lviv, à l'ouest, en réplique sismique de Maïdan, ne
l'était guère plus. Le lendemain, M. Tchaly parlementait donc avec les
fonctionnaires de la mairie, afin d'établir son autorité. Guennadi Bassov, lui, barrait la porte du bâtiment avec une centaine d'hommes. Il y avait là quelques « loups gris » , ces motards avec lesquels s'affiche volontiers le président russe Vladimir Poutine, très actifs en Crimée.
« Les nationalistes ukrainiens vont tout faire pour effacer notre culture , notre histoire », estime Galena Pirojenko, libraire en centre-ville et venue attendre , sous les fenêtres du conseil municipal, que les élus se prononcent sur la candidature de M. Tchaly. Mme Pirojenko, 57 ans, ne vend que des livres russes – elle estime que personne n'aurait l'idée ici de lui acheter un ouvrage en ukrainien. Elle n'a pas supporté de voir le Parlement abolir , samedi, la loi sur les langues régionales, qui accordait au russe un statut de langue officielle dans l'Est et le Sud. « Nous étions un grand peuple. Aujourd'hui nos enfants sont déjà à moitié illettrés, ils parlent mal le russe », se désole-t-elle.
Comme l'est industriel et russophone de l'Ukraine, la Crimée
ne craint pas la domination russe : elle existe simplement. Les Russes
représentent ici quelque 60 % de la population ,
pour 2 millions d'habitants. Du règne de l'impératrice Catherine II
jusqu'en 1991, la péninsule a fait partie de la Russie. Alors, quand
Galena Pirojenko veut expliquer sa peur, immense, de la révolution de Kiev, ses nuits passées sur Internet à zapper
des images d'émeutes diffusées par les télévisions russes à celles des
chaînes ukrainiennes, ses journées accrochées au poste, dans sa
librairie, à la radio Svoboda (Radio Free Europe ), elle parle d'abord d'histoire. Du « cadeau » fait par Nikita Khrouchtchev, de la Crimée russe à l'Ukraine en 1954. Du refus de Boris Eltsine de reprendre la péninsule après l'éclatement du bloc soviétique. Des « vingt ans d'humiliations » subies depuis.
LA CRAINTE DU DÉSORDRE
Cependant, parmi ces manifestants, c'est plus la crainte des
désordres qu'on évoque qu'un désir de retour dans le giron de la
Russie, porteur d'infinies complications. C'est le cas pour Vladimir
Martinienko, 63 ans, ancien responsable du Parti communiste local et possesseur depuis 1991 de 5 hectares de terres à Sébastopol. M. Martinienko avait commencé à y construire une zone industrielle. Il dit avoir été victime d'un raid, téléguidé par un fonctionnaire du Parlement de Kiev, qui l'a forcé à céder le lieu, quelques années plus tard, sous la menace de « petites frappes » arm ées. Après treize ans de batailles en justice , M. Martinienko a récupéré son bien en 2011. « La justice avait recommencé à fonctionner sous Ianoukovitch »,
se félicite-t-il. Il n'avait besoin que d'investisseurs, disposait de
bons appuis. Et voilà que la révolution lui est tombée sur la tête. Il
manifestait dimanche pour M. Tchaly et « la stabilité ».
Lundi soir, il a fallu tordre le bras des conseillers municipaux pour obtenir cela. Certains, par crainte de Kiev, par légalisme, avaient refusé de voter
l'investiture. Ils ont été sommés par la foule, plusieurs milliers de
personnes à peine encadrées par quelques policiers en fin de journée, de
voter de nouveau. Ils ont plié. Entre-temps, des officiers de police avaient commencé à patrouiller dans le centre-ville, à bonne distance de la mairie.
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- Les anti-Maïdan affluent vers la place de la Liberté.
Crédits : Mstyslav Chernov/Cosmos pour "Le Monde"
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- Des barrages ont été érigés autout du monument de Lénine.
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Louis Imbert (Sebastopol, envoyé spécial)
Journaliste au Monde COPY http://www.lemonde.fr/
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