05/08/2015 - 14:42
Les lézards de Lénine
BERLIN, 5 août 2015 - Une statue de Lénine qui vole dans le ciel de Berlin: la scène a donné son titre à « Good Bye, Lenin ! » de Wolfgang Becker, l'un des plus grands succès du cinéma allemand de ces dernières années. En voyant passer le monument suspendu à un hélicoptère au-dessus de Karl-Marx Allee, l'ex-avenue témoin de Berlin-Est, la mère du héros du film, réveillée du coma qui lui a fait rater la chute du Mur, comprend qu'un monde, son monde, s'est écroulé.
Ce film a été un de mes premiers contacts avec Berlin. Avant que je vienne m'y installer, il a façonné, comme « Les Ailes du Désir » ou « La vie des Autres », la façon dont j'imaginais cette ville. Et cette statue volante faisait aussi partie de ce paysage fantasmé.
Alors, quand j'ai découvert dans la presse berlinoise l'histoire obscure d'une gigantesque tête de Lénine que l'on souhaitait déterrer puis balader en ville, d'est en ouest, pour qu'elle trouve sa place dans une exposition, cela a évidemment piqué ma curiosité. J’ai rapidement voulu en savoir plus, en espérant secrètement vivre un remake de la fameuse scène du film.
Mais revenons d’abord aux raisons de cet improbable retour, prévu pour la fin de cet été: ce Lénine décapité rejoindra alors la citadelle de Spandau, un ensemble fortifié du XVIe siècle à l’extrême ouest de Berlin. Il y sera exhibé au côté d’autres monuments politiques mis au rebut au gré des changements de régimes et qui racontent à leur manière la tumultueuse histoire allemande dans une exposition baptisée « Révélée. Berlin et ses statues ».
Le projet m’a d’abord fait penser au Parc des statues déchues de Moscou, ce jardin au bord de la Moskova devenu le dernier refuge des idoles du communisme russe. Mais là, l’approche est plus vaste, elle englobe près de trois siècles : Du royaume de Prusse à la République démocratique allemande (RDA), en passant par l'empire, la République de Weimar ou la période nazie, quelque 150 statues seront ainsi exposées.
Andrea Theissen, la conservatrice de la citadelle, est très fière de son projet. «Dans beaucoup d'expositions historiques, on utilise les statues comme une documentation mais là, il n'est question que de ces monuments, de ce qu'ils racontent des époques concernées. Et il ne s'agit pas uniquement de raconter à travers ces monuments l'époque où ils ont été érigés mais aussi quelle a été la relation qui s'est nouée avec eux au fil du temps ». Souriante et enthousiaste, elle raconte que l’'idée d'intégrer Lénine à cette collection de statues déchues était présente dès les prémisses.
« Déjà de par sa taille, il s'agit d'une statue particulière ». Mais, plus que tout, c'est l'histoire du monument, avant et après ce que les Allemands appellent « Le Tournant », c'est-à-dire la chute du Mur, qui justifiait sa présence impérative et l'acharnement dont Mme Theissen a fait preuve pour la faire venir, en dépit des oppositions et des obstacles.
« Comme vous l'avez remarqué, tout cela n'a pas qu'un intérêt historique, c'est également tout à fait actuel ». Le passé et le présent jouent parfois à Berlin un jeu étrange. Dans cette ville où l’on bute pour ainsi dire à chaque coin de rue sur un monument, un bâtiment, une plaque commémorative, signalant tel ou tel stigmate laissé par un XXe siècle dont elle est l’évidente capitale, le passé ne s’est en effet pas évanoui, il fait pleinement partie du décor.
Plus encore, il vient titiller le présent, l’empêcher de suivre son cours relativement paisible. Comme si ce qui est enfoui ne l’était jamais tout à fait. Et il ne pouvait y avoir à mes yeux de plus parlante métaphore que ce Lénine ressorti de terre.
Le monument de granit rose ukrainien, réalisé par Nikolai Tomsky, à l'époque président de l'Académie soviétique des Arts, figure le chef de la Révolution d'octobre en pied sur fond de drapeau rouge. L'ensemble mesurait dix-neuf mètres de haut et trônait sur une place portant le nom du chef de la Révolution d'octobre, au milieu de barres d'immeubles anguleux et austères construites à la fin des années 1960.
La statue est inaugurée le 19 avril 1970, trois jours avant le centième anniversaire de la naissance de Lénine, devant 200.000 personnes, rapportent alors les journaux du régime qui saluent « un symbole d'amitié » entre la RDA et l'URSS « au cœur de la ville ».
Lénine restera là 31 ans.
Aujourd'hui, l'endroit est devenu la place des Nations Unies. Des blocs de pierre surmontés de petites fontaines bien inoffensives ont remplacé le géant rouge.
Deux ans après la chute du Mur, en septembre 1991, une assemblée de quartier se prononce en faveur de la disparition du monument par quarante voix contre treize. Le conservateur Ebernard Diepgen, le premier maire de Berlin réunifié, valide le vote. La rumeur courra que l'édile s’est ainsi offert un beau cadeau pour son 50ème anniversaire.
« N'importe quoi », répond aujourd'hui l'ancien élu que leBerliner Zeitung est allé retrouver. « C'est sûrement un de ces propos polémiques de l'époque. Mais je suis de l'avis que nous devons faire attention à ne pas surestimer l'époque de la RDA dans notre représentation de la ville et notre conscience historique ».
« Ne pas surestimer l'époque de la RDA »... Quel poids, quelle importance donner à cette histoire, à ce pays disparu qui était celui de millions d'Allemands vivant aujourd'hui dans la République fédérale allemande réunifiée ? Depuis mon arrivée au bureau de Berlin il y a quatre ans, j'ai le sentiment que l'Allemagne n'a toujours pas trouvé la bonne réponse à cette question. Et au fil des reportages, lorsque mon interlocuteur se trouve être né à l’est, vient toujours le moment où cette question de la mémoire se pose. Ce n’est pas de l’« Ostalgie » au sens d’un désir de retour en arrière, mais souvent la vraie nostalgie d’une enfance, d’une adolescence, de tout un pan de vie qui reste difficilement partageable avec ceux qui ne l’ont pas vécu, ceux de l’Ouest.
Peut-être est-ce d’ailleurs par désir de ne pas « surestimer l'époque de la RDA », selon l’expression de Diepgen, enfant de Berlin-Ouest, que fut décidé d'envoyer les restes du Lénine démonté dans une forêt perdue, au confins de la ville.
Après quatre mois de travaux, les quelques 120 pièces détachées du mastodonte sont transportées là-bas, d'abord laissées à l'air libre puis enterrées. Aujourd'hui, plus personne ne sait qui a pris la décision de les abandonner là.
« A l'époque, on ne s'est pas franchement beaucoup occupé de cela, on avait tout simplement d'autres problèmes à gérer », affirme Petra Rohland, chargée de communication de la ville-Etat de Berlin sur ce dossier. « Juste après "le Tournant", on ne voulait pour ainsi dire plus voir ces symboles que la RDA avait érigés. Mais le fait qu'on les ait enterrés montre également que l'on ne savait pas très bien comment gérer ça ».
Des années plus tard, ce problème de « gestion » ne semble pas avoir totalement disparu. En dépit d'un accord de principe initial avec les organisateurs de l'exposition, Lénine a en effet failli ne pas sortir de son trou.
En août 2014, le Sénat de Berlin -le gouvernement de la ville-Etat- affirme ne plus savoir avec précision où se trouve la tête. Il estime en outre que la déterrer coûterait trop cher. « C’est là que j’ai contacté le Berliner Zeitung et que je leur ai dit: je sais où elle est », rigole Rick Minnich, documentariste américain installé à Berlin qui, avec un ami et photographe allemand, Andreas Kämper, avait déterré la tête à coups de pelle au début des années 1990 et filmé la scène, encore visible aujourd'hui sur Youtube.
Attablé dans un café, il ne se fait pas prier pour raconter l’épisode: « Andreas avait pris en photo la statue quand elle avait été démontée, il avait aussi pris des photos quand ils ont mis les morceaux dans la forêt (...) nous y sommes allés et sur la base de ses photographies, on a commencé à chercher où pouvait se trouver la tête, ça nous a pris deux jours ».
Selon lui, tout avait été enterré car les gens commençaient à emporter des fragments du monument. « Ils prenaient bien des morceaux du mur, ils ont aussi pris des bouts de Lénine ». Photos étalées sur la table autour de laquelle nous discutons, il me montre que le révolutionnaire a perdu un fragment de sa moustache et une partie de son oreille.
Rick Minnich a son idée sur le revirement des autorités berlinoises l'été dernier: « Je soupçonne que des politiques de l’ouest ont essayé d'arrêter ça et de faire en sorte qu’elle ne soit pas déterrée ».
Personnellement, je ne suis pas sûr que « cette frontière est-ouest » soit encore si clairement active mais il est clair que le retour de Lénine a tout à coup suscité un malaise.
Mme Rohland le reconnait à demi-mot. « A la question: ce sujet est-il également sensible politiquement, je crois qu'on doit répondre oui. Nous sommes 25 ans après la chute du Mur et nous avons naturellement réfléchi: est-ce un signe judicieux que de promener Lénine à travers la ville et de l’exposer dans un musée ? C'est une question qui ne concerne pas que notre génération mais celle qui nous a précédée et sans doute celles qui suivront: dois-je conserver des témoignages artistiques et politiques pour la génération d'après, ou est-il plus important de les exclure du paysage urbain parce que l'on ne veut justement plus de ce qu'ils symbolisaient ? Difficile de répondre. »
Quelqu’un a-t-il eu peur de réveiller des vieux démons ? En tout cas, souligne Minnich, il y avait « une opposition et c'est l'énorme réaction de la presse à ce moment-là qui a fait peser une très lourde pression sur le gouvernement local pour le pousser à respecter la promesse qu'il avait faite ».
La presse locale, nationale et internationale s'est fait l'écho de la controverse. Avec une ampleur à laquelle Mme Theissen « ne s'attendait pas du tout ». Pour elle, « Good Bye, Lenin !» peut bien être pointé comme l'un des responsables. Comme si la scène du Lénine volant faisait désormais d'un patrimoine mémoriel commun à tous.
Parfois, en lisant certains articles, on a même l'impression que le cinéma s'est substitué au réel: le démontage « a été immortalisé dans le film Good Bye, Lenin! », écrit par exemple le quotidien de gauche Tageszeitung, dans son article sur la volte-face de la ville. C’est le sérieux de l'approche choisie par les organisateurs de l'exposition qui a finalement achevé de convaincre les autorités, affirment aujourd’hui ces dernières.
Mais le retour de Lénine se heurte à un autre obstacle inattendu.
En janvier, une élue verte du district de Treptow-Köpenick, où se trouve le petit vallon forestier où reposent les restes de la statue, avertit que l'endroit est aussi le territoire du lézard des souches, une espèce menacée.
Le reptile, reconnaissable à son dessin dorsal faisant penser à une autoroute, adore les sols sablonneux dans lesquels le Vladimir Illitch de granit a trouvé son refuge involontaire.
On croirait à une blague, ou à une légende racontée pour expliquer l’origine de l’expression « y’a un lézard »… Mais tout cela est très sérieux et pour les associations de protection de la nature, très puissantes en Allemagne, pas question de faire intervenir le matériel lourd nécessaire pour déterrer le crâne colossal (1,70 mètre pour 3,5 tonnes). D'autant qu'au moment où il entre dans cette histoire, l’animal est en pleine hibernation. Impossible de perturber son précieux sommeil.
Dans une interview à la radio Deutschland Funk, Mme Rohland confie: « c'est difficile d'expliquer à un journaliste étranger qu'un petit lézard des sables peut empêcher une grande exposition (...) je crois qu'il faut être allemand pour comprendre ».
Une phase de négociation s'ouvre et un accord est finalement trouvé: depuis mars, qui marque le réveil des bestioles, et jusqu'à la fin août, un biologiste mandaté par la ville doit procéder à leur évacuation minutieuse avant que les travaux d'excavation commencent.
Dans ce petit coin de forêt où je me rends grâce aux indications de Rick Minnich, le dispositif mis en place confirme avec quel sérieux l'avenir de la bestiole est pris en compte. Autour de la bute où se trouve la tête, une bâche de plastique a été tirée et partiellement enterrée pour former un périmètre fermé de quelque cent mètres carrés. Tous les cinq mètres, des petites boîtes rouges servent de pièges pour attraper les lézards présents dans la zone. La bâche est destinée à empêcher de nouveaux spécimens d'y entrer.
« Il en reste encore quelques uns », me confie Klaus-Detlef Kühnel, le biologiste qui n'a pas très envie de parler pendant sa pause déjeuner (un paquet de saucisses dégusté dans sa Dacia rouge stationnée devant la bute).
Mais d'ici la fin de l'été, l'évacuation des petits reptiles devrait être accomplie, m’assure Mme Rohland qui se prépare déjà à un raz-de-marée médiatique lorsque sera annoncé le jour où Lénine sortira de terre. « Début septembre, nous devrions avoir une date ».
« L’intérêt médiatique est tellement important, c’est de la folie ». Elle confie par exemple que trois équipes de télévision russes veulent filmer la scène. « Les auteurs de documentaires font déjà la queue »…
Tout ça pour immortaliser le retour de celui qui en définitive n'avait dit que « Good Bye » à la capitale allemande...
Eloi Rouyer est un journaliste de l'AFP basé à Berlin. Suivez-le sur Twitter.
Par Eloi ROUYER
Correspondant de l'AFP à Berlin
Démolition de la statue de Lénine à Berlin en 1991 (AFP / DPA / Bernd Settnik)
BERLIN, 5 août 2015 - Une statue de Lénine qui vole dans le ciel de Berlin: la scène a donné son titre à « Good Bye, Lenin ! » de Wolfgang Becker, l'un des plus grands succès du cinéma allemand de ces dernières années. En voyant passer le monument suspendu à un hélicoptère au-dessus de Karl-Marx Allee, l'ex-avenue témoin de Berlin-Est, la mère du héros du film, réveillée du coma qui lui a fait rater la chute du Mur, comprend qu'un monde, son monde, s'est écroulé.
Ce film a été un de mes premiers contacts avec Berlin. Avant que je vienne m'y installer, il a façonné, comme « Les Ailes du Désir » ou « La vie des Autres », la façon dont j'imaginais cette ville. Et cette statue volante faisait aussi partie de ce paysage fantasmé.
Alors, quand j'ai découvert dans la presse berlinoise l'histoire obscure d'une gigantesque tête de Lénine que l'on souhaitait déterrer puis balader en ville, d'est en ouest, pour qu'elle trouve sa place dans une exposition, cela a évidemment piqué ma curiosité. J’ai rapidement voulu en savoir plus, en espérant secrètement vivre un remake de la fameuse scène du film.
Mais revenons d’abord aux raisons de cet improbable retour, prévu pour la fin de cet été: ce Lénine décapité rejoindra alors la citadelle de Spandau, un ensemble fortifié du XVIe siècle à l’extrême ouest de Berlin. Il y sera exhibé au côté d’autres monuments politiques mis au rebut au gré des changements de régimes et qui racontent à leur manière la tumultueuse histoire allemande dans une exposition baptisée « Révélée. Berlin et ses statues ».
Le projet m’a d’abord fait penser au Parc des statues déchues de Moscou, ce jardin au bord de la Moskova devenu le dernier refuge des idoles du communisme russe. Mais là, l’approche est plus vaste, elle englobe près de trois siècles : Du royaume de Prusse à la République démocratique allemande (RDA), en passant par l'empire, la République de Weimar ou la période nazie, quelque 150 statues seront ainsi exposées.
L'armée des statues déchues
Andrea Theissen, la conservatrice de la citadelle, est très fière de son projet. «Dans beaucoup d'expositions historiques, on utilise les statues comme une documentation mais là, il n'est question que de ces monuments, de ce qu'ils racontent des époques concernées. Et il ne s'agit pas uniquement de raconter à travers ces monuments l'époque où ils ont été érigés mais aussi quelle a été la relation qui s'est nouée avec eux au fil du temps ». Souriante et enthousiaste, elle raconte que l’'idée d'intégrer Lénine à cette collection de statues déchues était présente dès les prémisses.
La statue géante de Leninplatz à Berlin avant sa démolition en 1991 (AFP / David Gannon)
« Déjà de par sa taille, il s'agit d'une statue particulière ». Mais, plus que tout, c'est l'histoire du monument, avant et après ce que les Allemands appellent « Le Tournant », c'est-à-dire la chute du Mur, qui justifiait sa présence impérative et l'acharnement dont Mme Theissen a fait preuve pour la faire venir, en dépit des oppositions et des obstacles.
« Comme vous l'avez remarqué, tout cela n'a pas qu'un intérêt historique, c'est également tout à fait actuel ». Le passé et le présent jouent parfois à Berlin un jeu étrange. Dans cette ville où l’on bute pour ainsi dire à chaque coin de rue sur un monument, un bâtiment, une plaque commémorative, signalant tel ou tel stigmate laissé par un XXe siècle dont elle est l’évidente capitale, le passé ne s’est en effet pas évanoui, il fait pleinement partie du décor.
Plus encore, il vient titiller le présent, l’empêcher de suivre son cours relativement paisible. Comme si ce qui est enfoui ne l’était jamais tout à fait. Et il ne pouvait y avoir à mes yeux de plus parlante métaphore que ce Lénine ressorti de terre.
Le monument de granit rose ukrainien, réalisé par Nikolai Tomsky, à l'époque président de l'Académie soviétique des Arts, figure le chef de la Révolution d'octobre en pied sur fond de drapeau rouge. L'ensemble mesurait dix-neuf mètres de haut et trônait sur une place portant le nom du chef de la Révolution d'octobre, au milieu de barres d'immeubles anguleux et austères construites à la fin des années 1960.
La statue est inaugurée le 19 avril 1970, trois jours avant le centième anniversaire de la naissance de Lénine, devant 200.000 personnes, rapportent alors les journaux du régime qui saluent « un symbole d'amitié » entre la RDA et l'URSS « au cœur de la ville ».
De la place Lénine à la place des Nations Unies
Lénine restera là 31 ans.
Aujourd'hui, l'endroit est devenu la place des Nations Unies. Des blocs de pierre surmontés de petites fontaines bien inoffensives ont remplacé le géant rouge.
Deux ans après la chute du Mur, en septembre 1991, une assemblée de quartier se prononce en faveur de la disparition du monument par quarante voix contre treize. Le conservateur Ebernard Diepgen, le premier maire de Berlin réunifié, valide le vote. La rumeur courra que l'édile s’est ainsi offert un beau cadeau pour son 50ème anniversaire.
« N'importe quoi », répond aujourd'hui l'ancien élu que leBerliner Zeitung est allé retrouver. « C'est sûrement un de ces propos polémiques de l'époque. Mais je suis de l'avis que nous devons faire attention à ne pas surestimer l'époque de la RDA dans notre représentation de la ville et notre conscience historique ».
Démolition de la statue géante en 1991 (AFP / DPA / Bernd Settnik)
« Ne pas surestimer l'époque de la RDA »... Quel poids, quelle importance donner à cette histoire, à ce pays disparu qui était celui de millions d'Allemands vivant aujourd'hui dans la République fédérale allemande réunifiée ? Depuis mon arrivée au bureau de Berlin il y a quatre ans, j'ai le sentiment que l'Allemagne n'a toujours pas trouvé la bonne réponse à cette question. Et au fil des reportages, lorsque mon interlocuteur se trouve être né à l’est, vient toujours le moment où cette question de la mémoire se pose. Ce n’est pas de l’« Ostalgie » au sens d’un désir de retour en arrière, mais souvent la vraie nostalgie d’une enfance, d’une adolescence, de tout un pan de vie qui reste difficilement partageable avec ceux qui ne l’ont pas vécu, ceux de l’Ouest.
Peut-être est-ce d’ailleurs par désir de ne pas « surestimer l'époque de la RDA », selon l’expression de Diepgen, enfant de Berlin-Ouest, que fut décidé d'envoyer les restes du Lénine démonté dans une forêt perdue, au confins de la ville.
Coupé en morceaux, enterré en forêt
Après quatre mois de travaux, les quelques 120 pièces détachées du mastodonte sont transportées là-bas, d'abord laissées à l'air libre puis enterrées. Aujourd'hui, plus personne ne sait qui a pris la décision de les abandonner là.
« A l'époque, on ne s'est pas franchement beaucoup occupé de cela, on avait tout simplement d'autres problèmes à gérer », affirme Petra Rohland, chargée de communication de la ville-Etat de Berlin sur ce dossier. « Juste après "le Tournant", on ne voulait pour ainsi dire plus voir ces symboles que la RDA avait érigés. Mais le fait qu'on les ait enterrés montre également que l'on ne savait pas très bien comment gérer ça ».
Des années plus tard, ce problème de « gestion » ne semble pas avoir totalement disparu. En dépit d'un accord de principe initial avec les organisateurs de l'exposition, Lénine a en effet failli ne pas sortir de son trou.
L'ancienne place Lénine, devenue place des Nations Unies, en juillet 2015 (photo: Eloi Rouyer)
En août 2014, le Sénat de Berlin -le gouvernement de la ville-Etat- affirme ne plus savoir avec précision où se trouve la tête. Il estime en outre que la déterrer coûterait trop cher. « C’est là que j’ai contacté le Berliner Zeitung et que je leur ai dit: je sais où elle est », rigole Rick Minnich, documentariste américain installé à Berlin qui, avec un ami et photographe allemand, Andreas Kämper, avait déterré la tête à coups de pelle au début des années 1990 et filmé la scène, encore visible aujourd'hui sur Youtube.
Attablé dans un café, il ne se fait pas prier pour raconter l’épisode: « Andreas avait pris en photo la statue quand elle avait été démontée, il avait aussi pris des photos quand ils ont mis les morceaux dans la forêt (...) nous y sommes allés et sur la base de ses photographies, on a commencé à chercher où pouvait se trouver la tête, ça nous a pris deux jours ».
« Ils prenaient des morceaux du mur, ils ont pris des bouts de Lénine »
Selon lui, tout avait été enterré car les gens commençaient à emporter des fragments du monument. « Ils prenaient bien des morceaux du mur, ils ont aussi pris des bouts de Lénine ». Photos étalées sur la table autour de laquelle nous discutons, il me montre que le révolutionnaire a perdu un fragment de sa moustache et une partie de son oreille.
Rick Minnich a son idée sur le revirement des autorités berlinoises l'été dernier: « Je soupçonne que des politiques de l’ouest ont essayé d'arrêter ça et de faire en sorte qu’elle ne soit pas déterrée ».
Personnellement, je ne suis pas sûr que « cette frontière est-ouest » soit encore si clairement active mais il est clair que le retour de Lénine a tout à coup suscité un malaise.
Monument à la gloire de l'homme politique communiste allemand Ernst Thälmann à Berlin, en décembre 2010 (AFP / John MacDougall)
Mme Rohland le reconnait à demi-mot. « A la question: ce sujet est-il également sensible politiquement, je crois qu'on doit répondre oui. Nous sommes 25 ans après la chute du Mur et nous avons naturellement réfléchi: est-ce un signe judicieux que de promener Lénine à travers la ville et de l’exposer dans un musée ? C'est une question qui ne concerne pas que notre génération mais celle qui nous a précédée et sans doute celles qui suivront: dois-je conserver des témoignages artistiques et politiques pour la génération d'après, ou est-il plus important de les exclure du paysage urbain parce que l'on ne veut justement plus de ce qu'ils symbolisaient ? Difficile de répondre. »
Quelqu’un a-t-il eu peur de réveiller des vieux démons ? En tout cas, souligne Minnich, il y avait « une opposition et c'est l'énorme réaction de la presse à ce moment-là qui a fait peser une très lourde pression sur le gouvernement local pour le pousser à respecter la promesse qu'il avait faite ».
Le royaume du lézard des souches
La presse locale, nationale et internationale s'est fait l'écho de la controverse. Avec une ampleur à laquelle Mme Theissen « ne s'attendait pas du tout ». Pour elle, « Good Bye, Lenin !» peut bien être pointé comme l'un des responsables. Comme si la scène du Lénine volant faisait désormais d'un patrimoine mémoriel commun à tous.
Parfois, en lisant certains articles, on a même l'impression que le cinéma s'est substitué au réel: le démontage « a été immortalisé dans le film Good Bye, Lenin! », écrit par exemple le quotidien de gauche Tageszeitung, dans son article sur la volte-face de la ville. C’est le sérieux de l'approche choisie par les organisateurs de l'exposition qui a finalement achevé de convaincre les autorités, affirment aujourd’hui ces dernières.
Mais le retour de Lénine se heurte à un autre obstacle inattendu.
En janvier, une élue verte du district de Treptow-Köpenick, où se trouve le petit vallon forestier où reposent les restes de la statue, avertit que l'endroit est aussi le territoire du lézard des souches, une espèce menacée.
L'exhumation
de la statue de Lénine, photographiée par le documentariste Rick
Minnich dans les années 1990 (photo: Andreas Kämper)
Le reptile, reconnaissable à son dessin dorsal faisant penser à une autoroute, adore les sols sablonneux dans lesquels le Vladimir Illitch de granit a trouvé son refuge involontaire.
On croirait à une blague, ou à une légende racontée pour expliquer l’origine de l’expression « y’a un lézard »… Mais tout cela est très sérieux et pour les associations de protection de la nature, très puissantes en Allemagne, pas question de faire intervenir le matériel lourd nécessaire pour déterrer le crâne colossal (1,70 mètre pour 3,5 tonnes). D'autant qu'au moment où il entre dans cette histoire, l’animal est en pleine hibernation. Impossible de perturber son précieux sommeil.
Dans une interview à la radio Deutschland Funk, Mme Rohland confie: « c'est difficile d'expliquer à un journaliste étranger qu'un petit lézard des sables peut empêcher une grande exposition (...) je crois qu'il faut être allemand pour comprendre ».
Une phase de négociation s'ouvre et un accord est finalement trouvé: depuis mars, qui marque le réveil des bestioles, et jusqu'à la fin août, un biologiste mandaté par la ville doit procéder à leur évacuation minutieuse avant que les travaux d'excavation commencent.
Dans ce petit coin de forêt où je me rends grâce aux indications de Rick Minnich, le dispositif mis en place confirme avec quel sérieux l'avenir de la bestiole est pris en compte. Autour de la bute où se trouve la tête, une bâche de plastique a été tirée et partiellement enterrée pour former un périmètre fermé de quelque cent mètres carrés. Tous les cinq mètres, des petites boîtes rouges servent de pièges pour attraper les lézards présents dans la zone. La bâche est destinée à empêcher de nouveaux spécimens d'y entrer.
« Il en reste encore quelques uns », me confie Klaus-Detlef Kühnel, le biologiste qui n'a pas très envie de parler pendant sa pause déjeuner (un paquet de saucisses dégusté dans sa Dacia rouge stationnée devant la bute).
Mais d'ici la fin de l'été, l'évacuation des petits reptiles devrait être accomplie, m’assure Mme Rohland qui se prépare déjà à un raz-de-marée médiatique lorsque sera annoncé le jour où Lénine sortira de terre. « Début septembre, nous devrions avoir une date ».
« L’intérêt médiatique est tellement important, c’est de la folie ». Elle confie par exemple que trois équipes de télévision russes veulent filmer la scène. « Les auteurs de documentaires font déjà la queue »…
Tout ça pour immortaliser le retour de celui qui en définitive n'avait dit que « Good Bye » à la capitale allemande...
Eloi Rouyer est un journaliste de l'AFP basé à Berlin. Suivez-le sur Twitter.
L'équipement d'un artiste de rue devant la Porte de Brandebourg en 2011 (AFP / Patrik Stollarz)
copy http://blogs.afp.com/
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