Face à face avec la mort
Un véhicule tente d'échapper à une nuée ardente déferlant du mont Pinatubo en éruption, le 15 juin 1991 (Ted Aljibe)
MANILLE – J’étais jeune. J’étais sur le point de me marier. Et je me suis retrouvé nez à nez avec la mort.
C’était il y a vingt-cinq ans. La mort, ce
jour-là, s’est incarnée en énorme nuage gris en forme de chou-fleur. Et
ce nuage fonce droit sur nous à la vitesse d’un avion à réaction et
dans un fracas de tonnerre, comme des milliers de chevaux déferlant au
galop. Encore aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu survivre.
Le chou-fleur, c’est une nuée ardente, un
nuage de gaz brûlant et de blocs de roche vomi par le mont Pinatubo, un
volcan du nord des Philippines qui, en ce 15 juin 1991, explose de façon
spectaculaire après avoir grondé pendant des mois. C’est l’une des plus
importantes éruptions du XXème siècle, qui fera plus d’un millier de
morts et déréglera durablement le climat de toute la planète.
Une éruption du mont Pinatubo le 12 juin 1991, trois jours avant l'éruption principale (AFP / Arlan Naeg)
A l’époque, je travaille à Manille comme
photographe pour une agence japonaise et, avec une poignée de collègues,
je traîne dans la région du mont Pinatubo depuis quelque temps. Cela
fait des semaines que le volcan crache des cendres dans le ciel et que
les scientifiques prédisent une éruption majeure. Alors nous sommes là
et nous attendons.
Le mont Pinatubo, à une centaine de
kilomètres au nord-ouest de Manille, a commencé à se réveiller au mois
de mars précédent. Depuis lors, je me suis déjà rendu à deux reprises
près de la montagne pour photographier les scientifiques du gouvernement
dans leur poste d’observation, accessible après une heure de marche à
travers la forêt tropicale. Début juin, tous les hameaux du flanc ouest
du Pinatubo sont devenus des villages-fantôme. La population a été
évacuée par les autorités, et l’Institut philippin de vulcanologie et de
sismologie, le Phivolcs, a imposé une zone interdite de dix kilomètres
de rayon à partir du sommet du volcan. Quand, le 13 juin, le Phivolcs a
annoncé une éruption imminente, nous avons à nouveau rappliqué en nombre
au pied du volcan.
Des villageois habitant près du mont Pinatubo évacuent quatre jours avant la grande éruption (AFP / Jesus Dagmag)
Le 15 juin au lever du jour, quelques
heures avant le cataclysme, une journaliste d’une télévision locale,
Charie Villa, rapporte qu’une éruption qui s’est produite durant la nuit
a peut-être tué plusieurs habitants d’un village qui ont refusé de
quitter leurs maisons. Nous sautons dans trois camionnettes
brinquebalantes et nous fonçons sur place.
Alors que nous roulons sur la piste de
terre, nous entendons deux explosions phénoménales. Mais, croyant que
nous sommes suffisamment loin du volcan pour être en sécurité, nous
continuons notre chemin. Les trois véhicules sont équipés de radios VHF
qui nous permettent de communiquer entre nous. Les téléphones portables
sont encore inconnus à l’époque.
Soudain, à la radio, on entend une
voix suraiguë crier : « regardez ! Ce n’est pas une éruption
verticale ! Elle arrive droit sur nous ! »
C’est là que, horreur, nous voyons le
nuage monstrueux qui dévale la pente de la montagne. Nous hurlons aux
chauffeurs de faire demi-tour et d’appuyer sur le champignon. Notre seul
espoir de salut, c’est de semer la nuée ardente qui, avec ses gaz à
mille degrés, calcine tout sur son passage. Dans notre fuite désespérée,
les camionnettes doivent bien foncer à 100 km/h sur la piste
rocailleuse, mais par rapport à la coulée, nous avons l’impression
d’avancer dans un char à bœufs.
Des paysans fuient la zone du mont Pinatubo, le 12 juin 1991 (AFP / Emerito Antonio)
Je regarde vers l’arrière. Le nuage mortel
n’est plus qu’à quelques centaines de mètres, brûlant l’air, crachant
des flammes et des éclairs. Dans quelques instants, il sera sur nous.
Je commence à paniquer. J’ôte ma chemise
et je me couvre la tête avec. Malgré la gravité de la situation, mes
collègues trouvent la scène suffisamment ridicule pour en rire. « Ted,
qu’est-ce que tu fous ? Tu crois vraiment que ça va te protéger de
ÇA ? »
Et moi je continue à gémir. « Je vais mourir, je vais mourir… »
« Ferme ta gueule ! » me crie un collègue.
Je n’en reste pas moins persuadé
que ma dernière heure est arrivée. Dans ma tête couverte par ma chemise,
les pensées se bousculent. « Oh mon Dieu, mes parents, mes frères, ma
sœur, ma future femme, qu’est-ce qu’ils vont devenir si je meurs ? »
Puis je me ressaisis. Si c’est la fin pour moi, eh bien, ainsi soit-il. Et j’arrête de pleurnicher.
A un moment, un de mes collègues se
rappelle soudain de la raison de notre présence ici. Il ouvre la
portière arrière et commence à prendre des photos de la nuée ardente qui
nous poursuit. Je commence par m’écrier : « mais qu’est-ce qu’il
fait ! » Puis je saisis mon propre appareil photo et je l’imite. Le
véhicule derrière nous semble tout petit et sur le point d’être happé
par la coulée brûlante.
Les miraculés. Au premier rang, avec les lunettes et la chemise à moitié enlevée, l'auteur de cet article ((Photo: Boy Cabrido))
Plus tard, je me demanderai comment j’ai
pu réussir à prendre des photos depuis le véhicule lancé à pleine
vitesse. Je me souviens de la portière ouverte qui claquait brutalement,
de nos corps malmenés à l’arrière de la camionnette. Et je ne sais
toujours pas ce qui a finalement empêché le chou-fleur mortel de nous
engloutir. Je me rappelle seulement qu’un vent violent s’est tout à coup
mis à souffler, que le nuage de cendres a subitement eu l’air de se
désintéresser de nous et s’est mis à monter vers le ciel. Sur le moment,
nous sommes sonnés, incrédules. Comment avons-nous pu nous en tirer ?
La météo prévoyait une grosse tempête pour ce jour-là dans la région.
Mais pour la plupart d’entre nous, élevés dans la pure tradition
catholique des Philippines, il s’agit incontestablement d’un miracle.
Une fois que le nuage a cessé de nous
courir après, nous nous arrêtons sur le bord de la route pour prendre
des photos. Le selfie n’est pas encore à la mode en 1991, mais nous en
prenons tous un quand même, avec la colonne de fumée colossale à
l’arrière-plan. Nous tombons sur Charie, la journaliste de la
télévision, et sur des scientifiques de Phivolcs. Ils nous demandent si
nous allons bien. Ensemble, nous gagnons la base temporaire des
vulcanologues, établie dans un complexe appartenant à une congrégation
religieuse. A côté d’un des bâtiments, il y a une statue de la Vierge
Marie grandeur nature. Au lieu de rassembler nos affaires, nous restons
plantés là pendant dix bonnes minutes, à regarder béatement le visage de
la statue.
Il n’est que 9 heures du matin mais il
fait noir comme au crépuscule. C’est une atmosphère d’apocalypse. Nous
avons survécu à une coulée mortelle, mais la colère du Pinatubo est
encore loin de s’être calmée. De petites roches s’abattent sur la route.
Alors que nous nous éloignons en descendant la pente, nous croisons un
groupe religieux qui avance en sens inverse. Ils portent des robes
blanches, prient et affirment que la fin du monde est proche. Je prends
quelques photos rapides. Je suis surtout pressé de déguerpir.
Trois ou quatre heures plus tard, nous
atteignons finalement la route principale menant vers la ville
d’Olongapo, au sud du volcan, qui héberge une importante base militaire
américaine. Nous pensons que nous y serons en sécurité. Mais sur la
route, des gens nous disent que la ville est recouverte de cendres. Nous
changeons nos plans et nous rebroussons chemin vers le nord. Le but est
de gagner la province de Panganisan, épargnée par les conséquences de
l’éruption. Mais il nous faut pour cela repasser au pied du mont
Pinatubo.
Il pleut des cendres. La route est
couverte d’une couche de sable volcanique de plus de dix centimètres.
Les véhicules ont le plus grand mal à avancer et les essuie-glaces
rendent l’âme. Nous attachons les balais à des ficelles que nous tirons
depuis l’habitacle pour aider les chauffeurs à voir quelque chose. Nous
continuons vers le nord. Parfois, nous devons descendre pour pousser la
camionnette enlisée. La forêt tropicale qui recouvrait tout ici quelques
semaines plus tôt n’est plus qu’un terrain vague recouvert de cendres.
Il nous faut aller vite, sans quoi nous risquons d’être ensevelis pour
de bon.
Sur la base militaire américaine de Subic Bay, quatre jours après l'éruption (AFP / Jose Duran)
Au bout de huit heures de route, nous
entrons enfin dans la province de Pangasinan. Nous décidons de nous
arrêter pour la nuit dans un petit hôpital. Beaucoup d’habitants du coin
s’y sont aussi réfugiés, et nous avons du mal à trouver de la place
pour nous poser. Curieusement, nous découvrons une petite salle sans
personne dedans, de surcroît avec l’air conditionné qui fonctionne à
plein régime. Morts de fatigue, nous nous affalons sur les civières que
nous trouvons là.
Quelques heures plus tard, je me réveille
en sursaut. Je suis tout seul dans la chambre. Je me lève, je sors, et
je trouve mes collègues affalés par terre dans le couloir. Je leur
demande pourquoi ils ont déménagé là, alors qu’ils étaient si bien dans
la petite salle climatisée.
« Ted, c’est la morgue », me murmure l’un d’eux.
Ce qui explique l’air conditionné… « OK, je vais dormir dans le couloir aussi ».
(Cet article a été écrit avec Cecil Morella à Manille et traduit de l’anglais par Roland de Courson)
Quatre ans après l'éruption, une statue religieuse encore ensevelie près du mont Pinatubo (AFP / Romeo Gacad)
Nenhum comentário:
Postar um comentário