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27/06/2016 - 11:21
L'étrangeté des derniers procès nazis
L'ancien officier SS Reinhold Hanning,
entouré de ses avocats, attend le verdict de son procès à Detmold, en
Allemagne, le 17 juin 2016 (AFP / Bernd Thissen)
L'étrangeté des derniers procès nazis
DETMOLD (Allemagne) –
« Un semblant de justice »: les quatre mots me font sursauter, parce que
c’est la première fois que j’entends un magistrat si humble face à son
verdict. Mais la voix claire d’Anke Grudda a le ton de l’évidence. « Il
n’y a pas de sentence adéquate pour des faits d’une nature si atroce »,
explique-t-elle, dans un silence lourd de deux cents souffles retenus.
La chambre qu’elle préside à Detmold, dans l’ouest de l’Allemagne, vient de condamner Reinhold Hanning, 94 ans, à cinq ans de prison. En deux ans et demi à Auschwitz, l’ancien SS a contribué à tuer au moins 170.000 hommes, femmes et enfants.
Arrivé debout en février, Hanning écoute
le verdict en chaise roulante, après quatre mois de procès. Du soldat
bombant le torse dans son uniforme à tête de mort, dont les archives
allemandes conservent la photo, il ne reste qu’un visage impassible et
une large veste trahissant la carrure d’autrefois. L’ancien nazi s’est
tassé au fil des audiences, comme Oskar Gröning l’an dernier. Pour son
rôle dans la mort de 300.000 Juifs hongrois, l’ex-comptable d’Auschwitz
avait été condamné en juillet 2015 à quatre ans de prison.
Auschwitz, à sa libération en 1945 (AFP)
A Lunebourg, pendant trois mois, on
avait tendu de noir la salle des fêtes pour y loger la masse de témoins,
spectateurs et journalistes, et masquer un décor plus propice aux
mariages qu’à l’évocation de la Shoah. L’air était tiède et la ville
avait cette allure d’Allemagne de conte de fées, intacte et pittoresque,
si loin des cicatrices de Berlin.
Mais cinq minutes avaient suffi:
s’adressant aux parties civiles, le président avait rappelé le nom de
leurs proches défunts, leur date de naissance et celle de leur mort dans
les chambres à gaz. En calculant la différence, j’avais imaginé les
joues rondes, les pas hésitants, l’incompréhension puis la terreur: 12
ans, 71 ans, 4 ans, 8 ans, 18 mois… les colombages de Lunebourg étaient
déjà loin.
L'ancien
officier SS et comptable d'Auschwitz Oskar Gröning, 94 ans, pendant son
procès à Lunenburg en juillet 2015 (AFP / Ronny Hartmann)
Ces deux procès, sans doute les derniers
du nazisme, ont un parfum contradictoire que je n’ai jamais su décrire.
Dans le style impersonnel de l’AFP, comment mêler l’émotion extrême et
la minceur des enjeux, l’histoire et le dérisoire ? A Lunebourg comme à
Detmold, on prononce des peines qui ont peu de chances d’être purgées.
On reconnaît la culpabilité des « rouages » de la machine nazie, quand
presque tous ont disparu. On juge des vieillards, 70 ans après la
libération des camps, après avoir laissé leurs chefs en paix. Sur les
6.500 sentinelles d’Auschwitz qui ont survécu à la guerre, moins de cinquante ont été condamnées. Un bilan famélique, que la justice allemande s’efforce tardivement de rattraper.
L’absence de débat sur le sujet,
vu d’Allemagne, est frappant: c’est parce que les juges ont longtemps
failli qu’il faut poursuivre « jusqu’au bout ». Mais ce zèle prend
parfois des accents gênants: quand une cour décide l’an dernier que
Hubert Zafke, 95 ans, n’est « pas totalement inapte à comparaître »,
étrange formule aux limites de l’acharnement, avant que le tribunal
censé le juger ne traîne ostensiblement la patte. Quand Ernst Tremmel, 93 ans, meurt une semaine avant de se présenter
devant un tribunal pour mineurs, qui n’a pas dû accueillir souvent des
nonagénaires. Ou quand le « procès du tournant », celui de l’ex-gardien
de Sobibor John Demjanjuk, jugé à Munich en 2011, laisse le souvenir
d’un condamné mutique bavant sur sa chaise.
L'ancien
gardien du camp de Sobibor, John Demjanjuk, arrive au tribunal de
Munich le 17 mars 2011 (AFP / Sebastian Widmann - pool)
Même quand l’instruction accouche d’un
accusé présentable, le peu que je croyais comprendre de la justice n’a
plus court. Il n’y a pas, au sens classique, de débat judiciaire. La
défense n’a rien à contester. Depuis Demjanjuk, il suffit d’avoir servi
dans un camp d’extermination, analysé comme une « usine de mort »
impliquant chaque participant, pour s’en faire le complice.
L’audience est donc construite autour des récits des rescapés,
les plus bouleversants que j’ai jamais entendus . Mais ils n’évoquent à
aucun moment les accusés, parce qu’aucun témoin ne se souvient les
avoir croisés. Dans l’immensité d’Auschwitz-Birkenau, les SS restent
cette forêt d’uniformes noirs ou vert-de-gris, pas des hommes qu’on
dévisage pour les fixer dans sa mémoire.
Leon Schwarzbaum, survivant d'Auschwitz, au procès de Reinhold Hanning à Detmold le 29 avril 2019 (AFP / Bernd Thissen)
- « Avez-vous de bons souvenirs de
certains SS ? Certains se comportaient-ils mieux que d’autres ? », avait
demandé la présidente au premier rescapé interrogé dans le procès
Hanning, dans une tentative compréhensible - et si décalée -
d’individualiser les rôles.
- « Euh, je dois reconnaître que non. Je
n’ai pas de souvenirs de ce type. Je vivais dans une peur constante »,
avait balbutié Leon Schwarzbaum, 95 ans, qui a perdu 35 membres de sa
famille dans la Shoah.
Les victimes sont si nombreuses
qu’on n’énumère pas leurs noms, mais l’accusation reste d’une minceur
étonnante: au procès Gröning, l’anéantissement de 300.000 vies en deux
mois reposait dans trois caisses de plastique. C’est moins qu’une
affaire de banditisme jugée en correctionnelle, avec ses tomes replets
qui aimantent les photographes. Pour juger un crime aussi immense et
collectif, il a fallu le découper en parcelles et laisser hors champ la
masse des responsables, mais l’artifice saute aux yeux. « Nous ne
pouvons condamner Reinhold Hanning pour l’entièreté du crime. Un
tribunal s’occupe de culpabilité individuelle », insiste Anke Grudda ce
vendredi 17 juin.
Sur cette photo prise à Auschwitz entre 1940 et 1945, des enfant apparemment victimes d'expériences "médicales" (AFP)
Peut-être faut-il y voir, comme le suggérait début 2015 le New Yorker,
des « cérémonies » plus que des procès, des formes particulières de
mémoire, avant la disparition des témoins vivants. « Il n’y aura jamais
de justice pour l’Holocauste, ni de reconnaissance de son énormité »,
avançait le magazine, dans une anticipation troublante des mots de la
juge Grudda.
Contrairement à ce qui se
produisait pendant les premiers procès nazis, établir les faits n’est
plus un enjeu: les historiens s’en sont chargés. Il n’y a pas l’ombre
d’une discordance entre les récits des survivants et des accusés.
Gröning comme Hanning racontent l’horreur des sélections et la mort
industrielle, masquée aux regards et révélée par la fumée des
crématoires.
Le camp de Majdanek, en Pologne, à sa libération par les troupes soviétiques en 1944 (AFP)
Mais chaque témoignage déborde du cadre
pénal. Leur seul point commun, c’est la brutalité des adieux, la
disparition en quelques secondes des parents, du grand-père ou d’une
petite sœur, décidée d’un coup de menton par les médecins chargés de la
sélection. Au paroxysme de l’extermination, aux premiers jours de l’été
1944, « moins de 5 pourcent des nouveaux arrivants étaient jugés aptes
au travail », rappelait le procureur Andreas Brendel au procès Hanning,
la voix vibrant d’une colère froide.
Au-delà, chaque histoire est singulière et le papier qui en donne l’idée la plus juste, écrit par ma collègue Hui Min Neo, est le portrait d’Angela Orosz.
Avant d’être cette toute petite femme venue du Canada parler aux juges
allemands, elle a été l’un des rares bébés qui ont survécu à Auschwitz,
sauvée par le courage de sa mère et la solidarité de quelques
codétenues. Tous les rescapés auraient mérité le même hommage, et
l’avoir si peu fait laisse un goût d’inachevé.
Angela
Orosz, née à Auschwitz, montre une photo des invités du mariage de ses
parents le 26 février 2016, pendant le procès Hanning (AFP / Friso
Gentsch - pool)
Au deuxième jour du procès Gröning, Eva
Kor décrivait par exemple les expériences de Josef Mengele qu’elle a
endurées à dix ans, avec sa sœur jumelle, pour ne retrouver de sa
famille que « trois photos sur un sol poussiéreux ». Quelques phrases
tiennent dans le compte-rendu du jour,
mais elle a aussi raconté la quête de sens qui a occupé sa vie, jusqu’à
correspondre avec Hans Münch, l’un des anciens médecins d’Auschwitz.
« Il a été très serviable. Il a répondu à
toutes mes questions. Je voulais le remercier, mais je ne savais pas
comment remercier un docteur nazi », expliquait-elle avec une simplicité
désarmante. Son témoignage avait été suivi d’une salve
d’applaudissements, sèchement interrompue par le président du tribunal.
Eva Kor, survivante d'Auschwitz, au procès d'Oskar Gröning en avril 2015 à Luneburg (AFP / Ronny Hartmann - pool)
J’aurais voulu raconter l’émotion que
dégage Erna de Vries, la douceur de ses traits et le calme de sa voix. A
17 ans, l’élève infirmière, qui aurait rêvé d’être médecin, avait été
prise dans une rafle. Relâchée parce que « mi-juive », elle était
rentrée boucler sa valise pour accompagner volontairement sa mère à
Auschwitz. Malade et enfermée dans le « bloc de la mort », celui qui
destinait aux chambres à gaz les déportées trop faibles, elle en avait
réchappé par miracle et avait promis à sa mère de « survivre pour
raconter ». Elle l’a fait à Detmold pour la première fois, face à sa
famille, la main discrètement posée sur celle de sa petite-fille.
Ressuscitant un monde englouti,
l’espace d’une heure, Leon Schwarzbaum a raconté la communauté yiddish
de Pologne décimée par la Shoah. Adolescent épris de jazz, il a d’abord
écouté son père, si admiratif des Allemands qu’il refusait de craindre « ce peuple de poètes et de philosophes ».
Mais cinquante kilomètres séparaient Auschwitz du ghetto de Bendzin, où
circulaient les récits des quelques évadés. Lorsqu’il a été déporté en
août 1943, « on avait déjà une idée de ce qu’il se passait. Certains
parents essayaient de jeter leurs enfants hors du train ».
Des
enfants survivants des camps de la mort, dans le film Auschwitz de la
réalisatrice soviétique Elizaveta Svilova en 1945 (AFP / Elizaveta
Svilova)
De ce foisonnement de récits, qui ont déjà donné lieu à un livre,
le plus dérangeant reste de découvrir Auschwitz à hauteur de SS: la
pire scène de crime de l’histoire devient ce lieu de travail où l’on
s’accommode de tout. Rien n’égalera la fascination qu’ont suscité les
récits des dirigeants nazis et des commandants de camps, les Adolf
Eichmann, Franz Strangl ou Rudolf Höss. Pourtant, peu de simples
gardiens ont décrit leur quotidien. Ceux qu’on a jugés il y a
trente ans avaient encore tout à perdre: leur liberté, leur statut
social, l’estime de leurs proches. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et
ce n’est pas le moindre apport de ces procès tardifs.
Après 71 ans de silence, Hanning a fini par livrer une confession écrite
de 25 pages, lue à l’audience par ses avocats. Son texte laisse une
impression étrange, parce qu’il mêle l’odeur des crématoires et le
« manque de camaraderie » entre soldats, déploré à deux reprises. L’un
l’a-t-il au moins gêné plus que l’autre ? C’est difficile à savoir,
parce qu’il se positionne en « observateur distant », laissant aux kapos
le contact direct avec les déportés. Il se décrit seulement dans deux
scènes de compassion, brumeuses et invérifiables.
L'ancien officier SS Reinhold Hanning pendant une audience de son procès, le 20 mai 2016 à Detmold (AFP / Bernd Thissen - pool)
La démarche de Gröning est très
différente. Hanté par Auschwitz depuis sa retraite, il y a trente ans,
il n’a pas attendu que la justice le rattrape. Atterré par une
conversation avec un membre de son club de philatélie, qui lui avait
tendu un ouvrage négationniste, il a rédigé un mémoire pour ses deux
fils, participé à un documentaire de la BBC et à un livre de Lawrence
Rees, enduré insultes et menaces, et ouvrait encore sa porte aux journalistes quelques mois avant son procès.
- « Prêt à répondre ? », lui avait demandé le président du tribunal, rappelant son droit de garder le silence.
- « Aussi longtemps que je le pourrai ».
Incroyablement précis, Gröning s’était
immergé dans ses souvenirs au point de plaisanter, après avoir avalé sa
bouteille d’eau d’un trait: « Comme la vodka à Auschwitz ! ».
Les officiers SS d'Auschwitz font la fête dans leurs quartiers près du camp, à Solahütte, à une date indéterminée
Son récit était si dense que j’avais essayé de le raconter sur Twitter (ici et ici). Il était tour à tour prosaïque et terrifiant, marqué par un repentir sincère et encore imprégné de pensée nazie.
Comme tant d’accusés avant lui, il aurait
pu invoquer l’impossibilité de désobéir dans une dictature. Mais Gröning
n’a pas caché son « euphorie » aux premières heures de la guerre, puis
son adhésion au projet de tuer « les ennemis du peuple allemand ». Il
faut l’avoir entendu parler « d’effort de guerre » pour désigner la
Shoah, ou qualifier de « routine » les préparatifs de l’extermination
des Juifs hongrois, pour mesurer la force de son endoctrinement. Venu
d’un homme tourmenté par sa conscience, allergique à la violence au
point de n’avoir « jamais donné une gifle de sa vie », ce n’est pas un
témoignage qu’on oublie facilement.
Des participants à la "Marche des vivants" annuelle dans le camp d'Auschwitz-Birkenau, en mai 2016 (AFP / Wojtek Radwanski)
A quoi sert, quand tant de chercheurs ont
disséqué la Shoah, de raconter encore ces récits ? « A comprendre
qu’Auschwitz ne s’est pas déroulé sur Mars », m’explique Andrej Umansky,
historien, juriste, et guide précieux vers les sommets de raffinement
du droit allemand. Cette « connexion personnelle », dit-il, « enlève le
côté abstrait, et l’idée que ça ne pourra jamais se reproduire ».
Je ne suis pas sûre que la force de ces
audiences résiste à la froideur des articles de presse. Mais je garde
l’image des bancs du public, complets pendant des mois quand ceux des
médias se vidaient. Il y avait des proches des parties civiles et de
simples citoyens, hommes et femmes à parts égales, beaucoup d’étudiants
et de lycéens. A leurs visages tendus, aux yeux rougis de certains, il
me semble qu’eux aussi s’en souviendront.
Les
survivants des camps de la mort William Glied (centre), Irene Weiss (à
gauche) et Mordechai Eldar au procès de Reinhold Hanning à Detmold, en
février 2016 (AFP / Bernd Thissen - pool)
copy https://www.afp.com/
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