La pierre tombale du journaliste américain Frederic Joseph Rusell dans le cimetière de Turbo, en Colombie (AFP / Raúl Arboleda)
05/09/2016 - 10:00
« Beaucoup meurent dans la jungle, et personne ne peut les compter »
« Beaucoup meurent dans la jungle, et personne ne peut les compter »
TURBO (Colombie) – En
m’éloignant du cimetière Nuestra Señora del Carmen à Turbo, dans la
chaleur moite du nord-ouest de la Colombie, je repense à l’histoire que
je suis venue couvrir – celle des milliers de migrants qui transitent
par ici dans leur quête désespérée du « rêve américain » – et je me dis
que Frederic Joseph Russell, s’il avait vécu à notre époque, aurait
peut-être aimé la raconter.
Turbo, c’est une ville de 160.000
habitants sur la mer des Caraïbes, près de la frontière panaméenne,
devenue un point de passage pour des milliers de migrants cubains,
haïtiens, africains et asiatiques en route vers les Etats-Unis. C’est
aussi le lieu où, le 11 janvier 1897, un jeune journaliste américain du
nom de Frederic Joseph Russell succomba à la malaria ou à la fièvre
jaune à l’âge de vingt-deux ans. Son élégante pierre tombale en granit,
découverte en 1994 par un fossoyeur de la ville alors qu’elle avait été
transformée depuis des années en banc public, orne désormais l’entrée du
cimetière. Quant au corps, personne ne sait où il se trouve.
La pierre tombale du journaliste américain Frederic Joseph Rusell dans le cimetière de Turbo, en Colombie (AFP / Raúl Arboleda)
A l’époque du premier et dernier voyage de
Russell à Turbo, la région connaissait un boom grâce au commerce du
caoutchouc noir et de la tagua, l’ivoire végétal qui jusqu’à l’invention
du plastique servait à la fabrication de boutons. Selon des éléments
assemblés par le journal Miami Herald, Russell avait régalé ses
lecteurs de récits de voyage à travers la Guyane britannique et le long
du fleuve Orénoque, visitant des mines d’or « dans les jungles
fétides » et des « marécages infestés de fièvre », cette même fièvre
tropicale qui lui coûta la vie alors qu’il voyageait en bateau sur le
rio Atrato, l’autoroute fluviale du nord-ouest de la Colombie.
Cent-vingt ans plus tard, les rues sales
et défoncées de Turbo attirent à nouveau les journalistes, mais pour des
raisons bien lointaines à celles qui avaient fait venir le jeune
Frederic Joseph Russell dans cette contrée du bout du monde.
Aujourd’hui, la région est devenue une escale pour des milliers
d’hommes, de femmes et d’enfants venus de Cuba, d’Haïti, mais aussi de
pays aussi lointains que la Somalie, le Pakistan, le Népal et le
Bangladesh, prêts à traverser bien des jungles fétides et bien des
marécages infestés de fièvre dans l’espoir de trouver une vie meilleure
bien plus au nord, aux Etats-Unis. Leurs espoirs s’achèvent souvent dans
une tombe du cimetière local, à l’ombre de l’épitaphe de Frederic
Joseph Russell.
Le
fossoyeur Evelio Cortez à côté des caveaux de migrants inconnus dans le
cimetière de Turbo, en juin 2016 (AFP / Raúl Arboleda)
Au cimetière Nuestra Señora del Carmen, le
fossoyeur Evelio Cortez – celui-là même qui avait trouvé et restauré la
pierre tombale du journaliste – nous montre les modestes caveaux
attribués aux nombreux défunts non-identifiés. « Ce sont les eaux du
golfe qui les amènent. Ils arrivent complètement décomposés et ils
restent ici, probablement pour toujours. Personne ne viendra jamais les
réclamer».
Toujours à Turbo, le général de brigade
Adolfo Enrique Martínez commande la Fuerza de Tarea Neptuno, l’unité des
forces armées colombiennes chargée de lutter contre le narcotrafic le
long de la mer des Caraïbes. Il connaît bien la tragédie des migrants
engloutis par les eaux traitresses du golfe d’Urabá. « Il y a eu des
naufrages, des noyades et des disparitions », nous raconte-t-il. Pendant
qu’ils cherchent des passeurs de drogue en mer, ses hommes tombent
souvent sur des embarcations prévues pour vingt personnes transportant
quarante migrants sans gilets de sauvetage, aux prises avec des vagues
de quatre mètres de haut.
Des migrants cubains et haïtiens embarquent pour la frontière panaméenne à Turbo, en août 2016 (AFP / Raul Arboleda)
Depuis Turbo, les migrants rejoignent les
plages de Sapzurro et Capurganá, de l’autre côté du golfe d’Urabá, à
deux pas de la frontière panaméenne, dans l’espoir de passer dans le
pays voisin et de poursuivre leur remontée de l’Amérique centrale. Mais
l’impénétrable jungle du Bouchon du Darién, véritable muraille naturelle
séparant l’Amérique centrale de l’Amérique du Sud, est un piège aussi
redoutable que les tempêtes de la mer des Caraïbes. « La marche peut
être assez courte, de l’ordre de quelques jours », me raconte Andy
Sánchez, un Cubain de 45 ans que je rencontre à Turbo. « Mais c’est
dangereux, à cause de l’état du terrain et parce que la zone est
contrôlée par le narcotrafic ».
Comme Andy, des centaines de Cubains ont
passé des mois bloqués à Turbo, stoppés dans leur marche vers le nord
par un durcissement des contrôles frontaliers au Panama et dans d’autres
pays d’Amérique centrale. Lors de ma visite en ce début août, ils
végètent encore dans un entrepôt prêté par un habitant du coin qui a eu
pitié de les voir camper à la belle étoile devant l’église. En quelques
semaines, ils ont rebaptisé leur rue « Calle 8 », en référence à la
célèbre artère du quartier cubain de Miami.
(AFP / Raúl Arboleda)
L’air est irrespirable dans ce local où
tout le monde fume sans discontinuer pour occuper l’interminable
attente. La nuit, ils disent entendre les coups de feu des
narcotrafiquants dans les alentours. Mais curieusement, on ne sent
aucune tristesse ici, comme si le rêve collectif d’un avenir meilleur
était trop beau pour alourdir l’ambiance. En tout cas tous disent
préférer « un tombeau en Colombie plutôt que de rentrer à Cuba ».
« A Cuba, on est sans espoir. Et quand un
être humain perd espoir… » me confie tristement Mercedes Salazar, 38
ans, qui avant de tenter l’aventure migratoire travaillait dans les
services de catering de l’aéroport de La Havane. « Et j’espère que
Hillary va gagner, parce que si c’est Trump… Aïe ! Il n’y a plus qu’à
creuser nos tombes ».
Malgré ses déclarations enflammées contre
l’immigration et ses promesses d’ériger un mur entre le Mexique et les
Etats-Unis, le candidat républicain Donald Trump n’est pas la principale
crainte des migrants cubains. Ce qui les inquiète vraiment, en fait,
c’est la fin de la longue brouille entre Washington et La Havane. Depuis
les années 1960, les Cubains aux Etats-Unis jouissent d’avantages
considérables par rapport aux migrants en provenance d’autres pays. Le Cuba Adjustment Act
les dispense ainsi d’entrer légalement dans le pays : tout Cubain qui
réussit à poser un pied sur le sol Américain de quelque façon que ce
soit est autorisé à y rester, et à solliciter un permis de résident
permanent au bout de seulement un an. La normalisation américano-cubaine
amorcée par le président Barack Obama va-t-elle sonner le glas de ce
régime privilégié ?
Video of le_reve_americain_des_migrants_cubains_est_coince_en_colombie
Sans attendre, les Cubains déçus par la
vie dans leur pays continuent à entreprendre depuis La Havane un voyage
surréaliste. Leur première étape est Trinité et Tobago ou le Guyana, qui
font partie des rares pays où ils peuvent se rendre sans visa. Ironie
cruelle: pour rejoindre ces destinations depuis Cuba, ils doivent
souvent transiter par l’aéroport de Panama, ville par laquelle ils
repasseront plusieurs mois plus tard, s’ils ont de la chance. Une fois
arrivés, ils rejoignent clandestinement la Colombie en passant soit par
le Venezuela, soit par le Brésil, le Pérou et l’Equateur. Il leur reste
encore toute l’Amérique centrale à traverser, sans parler du Mexique.
Encore plus nombreux en Colombie que les
Cubains, les migrants illégaux Haïtiens ont le désespoir pour
dénominateur commun. Dans la rue, on les confond facilement, à première
vue, avec des habitants de Turbo – ville où les descendants d’esclaves
africains sont majoritaires. « Mais pour nous, c’est facile de les
identifier », nous explique un chauffeur de taxi. « Dès qu’on les voit,
on sait qu’ils ne sont pas d’ici ». A Turbo, on trouve aussi des
Africains, comme le Somalien Mohamud Warfa dont j’apprends quelques
semaines après notre rencontre, via un message WhatsApp, qu’il est
arrivé jusqu’au Mexique mais qu’un des trois parents qui l’accompagnait
s’est tué en tombant dans un ravin dans la jungle entre le Costa Rica et
le Nicaragua. L’accident, me raconte ce jeune homme grand et robuste
qui rêve de devenir médecin, a aussi coûté la vie à une mère haïtienne
qui a laissé un orphelin de cinq ans, sourd de surcroît. « Beaucoup de
gens meurent dans la jungle, mais personne ne peut les compter »,
m’écrit Mohamud.
(AFP / Raúl Arboleda)
Ces derniers jours, on ne voit plus
beaucoup d’étrangers dans Turbo. Le gouvernement colombien a lancé un
plan de choc contre l’immigration illégale et contre les trafiquants
d’êtres humains. Si j’en crois les photos que les autorités migratoires
ont envoyées aux journalistes, le hangar où s’entassaient des centaines
de Cubains lors de mon dernier passage est désormais complètement vide.
Il ne reste plus que des cartons abandonnés et des flaques d’eau sale là
où, quelques semaines plus tôt, se dressaient les toilettes chimiques.
« La majorité des occupants ont accepté de se plier à une mesure
d’expulsion volontaire et ont quitté le territoire national par leurs
propres moyens », affirment les autorités. A ce jour ils sont
probablement dans la jungle, en train de tenter leur chance.
(Cet article a été traduit de l’espagnol par Roland de Courson à Paris).
Une
Cubaine pleure en embarquant dans un bateau pour la frontière
panaméenne à Turbo, Colombie, le 6 août 2016 (AFP / Raúl Arboleda)
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