Douma, août 2016
(AFP / Abd Doumany)
30/08/2016 - 12:15
Les autres
Les autres
DOUMA (Syrie) – Des gens m’ont demandé si j’ai été surpris par les réactions aux photos du petit Syrien dans l’ambulance, Omran.
Pour vous dire la vérité, je n’ai pas été surpris du tout. C’est un
enfant, un très jeune enfant. Il faudrait ne pas avoir de cœur pour ne
pas être ému et choqué par ces images. Il a eu de la chance qu’il y ait
eu un appareil photo dans les parages pour faire connaître au monde sa
souffrance. Mais n'allez pas croire une seconde qu’il est le seul dans
son cas. Il y en a eu, et il y aura encore, un nombre incalculable
d’autres.
J’habite à Douma, une banlieue de Damas
tenue par la rébellion. Au cours des trois dernières années, j’ai
photographié des milliers de blessés et un nombre sidérant d’entre eux
étaient des enfants. Prendre des photos de gens qui portent des enfants
blessés ou morts dans les décombres après un raid aérien, c’est la
routine. Ça vous choque ? Mais c’est pourtant ce que c’est devenu : une
routine.
Douma, août 2016
(AFP / Abd Doumany)
Y a-t-il des images d’enfants blessés qui
m’ont marqué l’esprit plus que d’autres ? Si vous m’aviez posé la
question il y a deux ans, j’aurais probablement pu vous répondre. Mais
aujourd’hui, après avoir assisté à un nombre aussi gigantesque de
massacres, c’est très difficile de penser à l’un ou l’autre d’entre eux
en particulier. Le massacre est devenu un fait quotidien.
Maintenant, les images restent
dans ma mémoire pendant un petit moment avant d’aller rejoindre les
autres dans le néant. C’est un peu comme mon cimetière personnel…
Prenez la semaine dernière, par exemple.
Cela se passe quelques jours après ces photos d’Omran à Alep qui ont
bouleversé le monde entier. Ce jour-là, un missile tiré par un chasseur
Mig frappe un immeuble rempli de familles vers huit heures et demie du
matin. La plupart des gens dorment encore. Plus de dix enfants sont
blessés dans l’attaque. Cinq minutes plus tard, un second raid vise le
même immeuble, avec le même résultat : énormément de femmes et d’enfants
blessés. Est-ce l’œuvre des forces gouvernementales ou des Russes ?
Impossible de savoir.
En arrivant à l’hôpital, je trouve
une dizaine d’enfants. L’une d’entre elles s’appelle Noor. Elle a huit
ans et son cœur a cessé de battre. Son père l’accompagne. Les médecins
font tout ce qu’ils peuvent pour la sauver. Son père pleure et lui
embrasse les pieds pendant qu’on lui pratique une réanimation
cardio-respiratoire.
Noor, et son père (AFP / Abd Doumany)
Au bout de quinze minutes, les médecins
renoncent à sauver Noor. Ils déclarent qu’elle est morte et arrêtent
leurs efforts. Mais le père ne l’accepte pas. En larmes, il continue à
pratiquer le massage cardio-respiratoire lui-même en hurlant le nom de
sa fille. « Noor ! Noor ! Noooooor ! » Après dix minutes de vains
efforts, il s’effondre sur le sol en sanglots.
Cette scène restera dans ma mémoire
pendant un certain temps. Mais elle aussi elle disparaîtra, remplacée
par une nouvelle. La nouvelle scène sera tout aussi insoutenable. Mais
elle disparaîtra également, remplacée par une nouvelle. Et cela
continuera encore et encore.
(AFP / Abd Doumany)
Quand je vois le père de Noor s’effondrer
par terre, je suis incapable de continuer à prendre photos. C’en est
trop pour moi. Je quitte l’hôpital, et je me rends à l’endroit de la
ville où l’on rassemble les corps avant de les enterrer. Là-bas,
d’autres scènes épouvantables m’attendent. Des parents en larmes qui
regardent leurs enfants morts, qui les voient pour la dernière fois…
Un des enfants tués dans un des raids
aériens de ce jour-là s’appelle Emad. Il avait cinq ans. Il y a un an
presque jour pour jour, il avait perdu son père dans un bombardement
similaire, dans le même quartier.
Emad
(AFP / Abd Doumany)
Les enfants sont les principales victimes
de cette guerre. Ce sont les vies des enfants qui sont le plus
bouleversées par le conflit. Tous les jours, les droits des enfants sont
violés un nombre incalculable de fois à travers la Syrie. Les enfants
risquent leurs vies dans les bombardements, ils n’ont pas accès à des
soins appropriés, ils n’ont aucun accès à l’éducation. Ils n’ont pas
droit à une vie digne de ce nom. Cette guerre dont personne ne voit
l’issue risque d’engendrer une « génération perdue » d’enfants qui
n’auront pas pu aller à l’école, ni mener un semblant de vie normale.
Attention: images violentes, montrant des enfants morts ou grièvement blessésÊtes vous sûr(e) de vouloir les visionner?
Ce sont des innocents qui se font tuer de
toutes les façons possibles et imaginables. Leur seul tort est d’être né
au mauvais endroit, au mauvais moment, en temps de guerre.
J’ai photographié un nombre infini
d’enfants en sang, ou enveloppés dans des bandages. J’ai photographié un
nombre infini de petits corps drapés dans des linceuls, qui avaient
l’air endormis.
Douma, août 2016
(AFP / Abd Doumany)
Bien sûr, dans cette guerre, on se sent
toujours plus triste pour les enfants que pour les adultes. Quelque
chose dans notre cœur nous crie que c’en est trop. Quand je photographie
des enfants, je me comporte différemment. J’essaye toujours de trouver
un moyen même dérisoire d’alléger leur souffrance. Je leur raconte des
blagues, je leur montre les images que je viens de prendre d’eux, je
leur prête mon appareil pour qu’ils prennent des photos eux-mêmes…
Quiconque est un tant soit peu sensible à
la cause des enfants dans ce monde peut comprendre la souffrance des
enfants de Syrie. Alors si j’avais un message à vous transmettre, ce
serait le suivant : j’ai fait de mon mieux pour vous montrer leur
douleur à travers mon objectif. Maintenant, à vous de faire de votre
mieux pour les sauver.
Douma, juillet 2016 (AFP / Abd Doumany)
Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson.
Nenhum comentário:
Postar um comentário